Non, la prostitution n'est pas une notion abstraite dont tout le monde et n'importe qui peut se saisir pour donner son avis (hélas sollicité par des sondages aussi nombreux que navrants).
Non la prostitution ne peut pas faire l'objet d'un débat désincarné : elle concerne des individus de chair et d'os, capables de ressentir et susceptibles de souffrir.
Or, pas une seule fois depuis que ce sujet est abordé dans les mass-media, je n'ai entendu ou lu un seul commentaire posant la question de savoir si les prostituées qui battent le pavé devant les hôtels de passe, ou le long des boulevards exposés à tous vents, ou dans les sous-bois du Bois de Boulogne, revêtues de tenues légères ou presque dénudées, si elles ne souffrent pas du froid ! Ah c'est facile de donner son avis ou de commenter ce fait de société, bien au chaud dans son appartement ou dans la rédaction d'un journal, ou sous les ors de la République. Mais qui s'inquiète de savoir si, en ce moment, elles n'ont pas froid ? Qui s'inquiète de savoir comment, fragilisés souvent par des situations précaires et peut-être par des conduites addictives, leur organisme - dont les clients prétendent pouvoir disposer sans gêne et sans scrupules puisqu'elles sont supposées faire "ça" librement - comment cet organisme, c'est-à-dire leur être de chair et d'os, serait exposé au froid sans subir de dommages ?
Et qui s'inquiète et essaie de s'intéresser aux conditions d'hygiène dans lesquelles ce soi-disant métier du sexe est exercé à la sauvette sous les abris de fortune bricolés dans les sous-bois - abris dérisoires contre les intempéries et les regards - ou carrément contre un arbre ?
Au lieu de nous saouler de mots et de débats - déformés ici, récupérés politiquement là, intentionnellement attisés ailleurs - sur la possibilité de justifier ou non la prostitution, nous ferions mieux d'ouvrir les yeux sur la réalité humaine de ceux et celles qui y sont impliqués : les clients, pitoyablement en proie à une si grande misère sexuelle et affective qu'ils doivent avoir recours à de telles pratiques ; et les prostitué(e)s - appitoyé(e)s ou non - qui, par nécessité ou par choix personnel (ou par vocation à en croire certains) mais, je le crains, par nécessité surtout, leur fournissent le "service" qu'ils attendent. Au sujet de tous ceux-là, ne nous faudrait-il pas nous demander, avant tout, comment accompagner au mieux, de ceux-ci la misère et de celles-là (ou ceux-là) leur désision plus ou moins libre de répondre à cette misère et d'en tirer commerce ?
Et ne devrions-nous pas réserver et déployer tous les moyens législatifs et toutes les forces de répression pour lutter sans pitié et avec la plus grande fermeté contre les proxénètes et autres réseaux d'esclavage des "travailleuses" du sexe ?
Pour ma part, ce soir, devant mon clavier d'ordinateur, j'ai mal à mon humanité en pensant à vous, mes soeurs les prostituées qui, ce soir aussi, dans les courants d'air aigres des entrées d'hôtels de passe, dans la nuit et le froid humide des boulevards et des sous-bois, attendez le client qui viendra déverser en vous sa solitude et sa misère sexuelle, pendant qu'ailleurs, dans des appartements bien chauffés, des rédaction de journaux ou des bureaux de ministères, des gens, sûrs de leur bonne conscience et de la pertinence de leur analyse, se permettent de juger de votre condition.
Colette TANGUY