À l’Univers, les spectateur.ices étonné.e.s et dérouté.e.s, interdit.e.s ou choqué.e.s, se dévisagent après le visionnage de Grave, l’ovni de Julia Ducournau, dernière Palme d’Or pour Titane. Marion Evin, de l’école de la cause freudienne, nous regarde, fière de son coup : programmer Grave était une bonne idée, elle le savait, elle le sentait — dans ses entrailles, dans sa chair. Elle entame l’échange, alors que les lumières se rallument sur la salle hébétée : elle évoque étonnamment Squid Game comme accroche, et parle de violence, de répulsion, d’horreur, de choc et des publics auxquels est destinée la série Netflix. Elle lie habilement les meurtres ensanglantés, la violence pure du drame sud-coréen à la violence sourde et twistante du premier long-métrage de Ducournau, alors que la sidération de la projection se dissipe peu à peu.
La projection envisage Grave sous un prisme psychanalytique, alors commençons : les trois interdits fondamentaux freudiens, autour desquels toutes les civilisations se construisent, sont l’inceste, le meurtre et le cannibalisme. En choisissant l’exploration de ces interdits — rebutants et pas glamour pour un sou —, Julia Ducournau laisse délibérément son film dans les marges : marge du marché du film, marge morale, marge esthétique. Il s’agira donc ici de franchir les interdits, telle que l’indique une affiche de l’hôpital, où Alexia se retrouve après la fameuse finger scene : « Prière de ne pas dépasser la ligne rouge ». Le congénère de Marion Evin rajoute en cela que c’est le film qui nous regarde le regarder, en inversant le sens normal de la pulsion scopique au cinéma : dans les scènes crues de Grave, qui ont fait tressauter ma voisine de siège, l’inhumanité se conjugue au sang et au sexe. Une spectatrice pose la question de la monstruosité, cette même thématique que celle évoquée par Julia Ducournau elle-même, à Cannes : « Merci de laisser rentre les monstres ». Est-ce que cette monstruosité, ce cannibalisme, est une métaphore de quelque chose d’autre ? Le regard freudien concerne la pulsion et son rapport à la norme : ici, la jeune Justine est constamment confrontée à la norme — hétéro ou homo, végé ou omni, bizuth ou vétéran — et cette confrontation prendra des formes plus ou moins violentes. Ces assignations auxquelles la jeune véto résiste sont celles du déterminisme et de l’atavisme, mais elle se doit de « trouver une solution », dit son père.
Trouver une solution dans sa famille cannibalo-véto, pas facile quand on a 17 ans. C’est au rapport sororal que le public de l’Univers s’intéresse maintenant : à vrai dire, Alexia et Justine ont le même parcours, ce même choc du déterminisme et des pulsions. Mais Alexia ne se pose pas de questions : elle suit ses pulsions et ne « tempère » rien, comme dirait les pères de la psychanalyse. Ce tempérament (au sens psychologique d’assouplissement de la norme) passe par le langage, qui civilise et médiatise les pulsions corporelles, sexuelles, cannibales. Marion Evin rappelle les quatre destins possibles de la pulsion, tous exprimés — à divers degrés — par Ducournau : Justine incarne le refoulement, en refusant de ressembler à l’odieuse Alexia, animale et viscérale, mais aussi méchante, violente. Cette dernière illustre le renversement contraire du pulsionnel : à défaut de dévorer tous ses congénères vétérinaires, elle va provoquer des accidents pour satisfaire sa pulsion, et manger à sa faim, en témoigne la scène où elle dévore la cervelle d’un cadavre. Les autres scènes crues et graphiques de Grave concernent le retournement sur soi de la la pulsion cannibale de Justine : elle se gratte, se mutile, vomit, au lieu de dévorer son coloc’ Adrien, objet de ses désirs et de ses fantasmes. Enfin, c’est à un niveau méta que la pulsion se dirige : Julia Ducournau satisfait notre pulsion de savoir ce qu’il se passe, quand le baiser initial devient morsure, quand on franchit cette ligne rouge, et participe à la sublimation esthétique et artistique de notre libido sciendi, notre envie de savoir.
Cette sublimation finira sa course à la Semaine de la Critique cannoise, car ses qualités plastiques en sont indéniables : géométrie des plans, (dis)symétrie et split screen, lumière aux néons bruts, palette chromatique primaire, primitive, primale. Dans Grave, les vétérans donnent le ton colorimétrique : bleu et jaune, ça fera vert. À cela s’ajoute le rouge, personnage à part entière : rouge du sang et du néon, rouge du blood lust, couplé au rose vif de la cire et au violacé des hématomes de Justine. La sublimation, exercée par Julia Ducournau par la voie cinématographique, est un langage qui dompte des pulsions, notamment celle du viol et de la mort, telles que Freud les expose dans Malaise dans la civilisation. Le malaise dans la civilisation, c’est exactement ce que ressent le.a spectateur.ice face à la scène carnassière du doigt, face au troublant passage à l’acte qui fait passer du végétarisme à l’anthropophagie. Le débat dérive vers cette pratique amorale, répréhendée dans toutes les sociétés : Levi-Strauss, auteur d’un Nous sommes tous des cannibales, expliquait des interdits fondamentaux qu’ils étaient le carcan moral, la règle familiale et sociétale, qui empêchait la violence crue.
Grave concerne alors les conséquences de la relâche de cette règle fondamentale : la mère de Justine et d’Alexia est ultra-vigilante à ce que la pulsion cannibale de ses deux filles reste sourde, et le contexte hétérotopique du bizutage explose cette norme, engendrant un drame qui ne se résoudra que par l’emprisonnement d’Alexia, punie pour son crime. Les stigmates sanguinolents (la joue de Justine, le doigt d’Alexia) sont les témoins des dérives de cette relation sororale, qui oscille entre trahison et protection, entre moquerie et amour inconditionnel, entre extrême proximité et animalité dangereuse. Marion Evin s’interroge ici sur les potentielles velléités d’Alexia de franchir cette ligne rouge : tuera-t-elle sa soeur ? La dévorera-t-elle, prise d’un désir aussi violent que celui qui coule du nez de Justine quand elle scrute Adrien ? Seul le crime sépare Alexia de sa soeur, comme la vitre est le seul élément qui sépare les deux soeurs en prison, et qui crée une figure monstrueuse, un visage bicéphale, incarnant la sororité comme concept horizontal, et la différence psychanalytique entre moi et je. Une spectatrice pose la question du corps adolescent de Justine : si « Junior is dead », le film interroge les mutations adolescentes. Epilation, règles et bizutage enfantin, rien ne sera épargné : c’est le regard de la post-adolescente sur son propre corps qui est ici exprimé via le female gaze du cinéma de Ducournau.
Les psychanalystes de la salle recentrent le débat : pourquoi Adrien veut-il savoir si « c’est un délire SM, ou si c’est plus grave que ça » ? Alors que Justine avance à tâtons dans la découverte de sa monstruosité, Alexia s’y engouffre, et Adrien veut savoir, veut expérimenter : la scène de sexe de Grave, filmée dans toute la brutalité animale qu’elle peut comporter, démontre cela. La pulsion sexuelle — et sa jouissance sanglante — se combinent à la pulsion cannibale : face à « l’humaine pulsion d’agression, qui peut aller contre cet adage ? ». Lacan évoque, lui, un bricolage, un bidouillage, une troisième voie concernant le rapport au corps en société : la tradition familiale, sororale ou scolaire ne suffit pas, car l’auto-discipline est nécessaire pour se réfréner, face à l’explosion du surmoi, à l’impératif de jouissance incarné par Alexia dans le film. De l’anthropophagie circonstancielle à une culture de la dévoration ritualisée (exprimée dans la scène aussi bestiale que sublime où Justine et Alexia se mordent l’une l’autre et semblent y trouver un réel plaisir), c’est toute l’histoire de l’humanité et de la monstruosité, construits sur l’interdit — tabou — et le symbole — totem — que questionne ici Ducournau, et qu’elle continuera de questionner dans son second film, Palme d’Or et de titane, où l’Alexia de Grave se sera muée en une serial killeuse cyborg qui découvre l’amour au détour d’un bal de pompiers …
Il est minuit et les spectateur.ices de l’Univers quittent cette salle de cinéma où, pendant quelques heures, l’esprit de Freud et de Ducournau se sont rejoints et ont réfléchi conjointement à savoir ce qu’il adviendrait de l’humanité si le baiser devenait morsure, si la peau humaine devenait objet de désir, si nos limites humaines étaient franchies : est-ce que cela serait grave ?