Après le 11 janvier, une forme de gravité avait saisi notre pays. Ses élites, soudainement conscientes de leur devoir d'exemplarité, dressaient parfois un constat étonnamment lucide des maux de notre société. Et puis ? Et puis plus rien. Retour au monde d'avant. Le sursaut n’a pas eu lieu. Comme si rien ne s'était passé. Comme si nous ne vivions pas un long et inexorable déclin qui anéantit notre économie, notre jeunesse, nos espoirs. Comme s’il était devenu normal, élection après élection, d’assister à la résistible ascension d’un Front national qui prospère sur les ruines de l’« UMPS ». Comme si le fait même que le FN n’arrive pas en tête d’une élection constituait déjà une « victoire ».
Un pays en ruines
Dans cette déroute démocratique qui s’annonce et que nul ne pourra se targuer de n’avoir su prévoir, nous sommes tous coupables. Et nous serons tous tenus pour responsables. La gauche de n'avoir su tenir ses promesses. La droite de n’avoir su résister aux sirènes de l'extrême-droite. Et tous les autres de n’avoir pu incarner une alternative démocratique, enfermés dans des luttes de chapelle pour savoir si untel est « vraiment de gauche », empêtrés dans des calculs d'appareils pour désigner un leader, comme s'il s'était jamais agi, à gauche, de faire carrière en politique comme on recherche la célébrité.
Bloqué à tous les niveaux, incapable de se remettre en question pour se réformer, le pays est aujourd’hui en ruines. Nul n’est besoin de dresser ici la longue litanie des « indicateurs » qui en témoignent. Car chacun peut percevoir, dans sa propre vie, autour de lui, la difficulté du moment. Elle tient à ce que nous avons depuis trop longtemps toléré et même fait le choix du chômage de masse. Notre génération est une génération qui, pour une large part, n’aura connu que la crise et la « galère ». Dans certains quartiers, la galère, c’est près d’un jeune sur deux au chômage. Comment, dans ces conditions, espérer un sursaut économique, sinon démocratique ?
La France n’a certes pas subi des coupes d’austérité comme la Grèce ou l’Espagne. Les fonctionnaires continuent d’être payés, les retraites d’être versées. Mais la crise, le pays la subit depuis les années 1980, sans jamais vraiment discontinuer, sans avoir connu de véritable reprise. Sans avoir jamais retrouvé ce « plein-emploi » dont notre génération entend parler à longueur d’émission TV, sans réaliser s’il a jamais pu exister.
Un ancien ministre a raison lorsqu’il dit que la politique menée étouffe le pays et conduit au sentiment d’abandon. L’optimisme des puissants, feint ou non, en tout cas érigé aujourd’hui en ligne politique, confine à leur aveuglement et, en retour, à la colère des « sans-grades ». La colère de tous ceux qui considèrent que le pouvoir n’est à la hauteur ni du mandat du peuple, ni de l'urgence du moment historique que nous vivons.
Car le moment est inédit. Le monde en transition. On l’a trop souvent dit en crise. Qu’il s’agisse de ses mutations en géopolitique, où l’unilatéralisme américain a vécu sans que le monde bipolaire ne revienne vraiment, de ses évolutions politiques avec l’émergence de grands ensembles et les tentatives de dépassement sinon d’effacement des Etats-nations. Qu’il s’agisse encore de la lente disparition du salariat ouvrier chez nous ou du développement de « jobs à la con » sur un marché du travail où il faudrait se montrer presque reconnaissant d’occuper un emploi, même précaire. Ainsi, nos repères et nos vieux schémas ont disparu. Le sentiment d’insécurité, qu’on le qualifie ou non de « culturel », provient aussi de ce que le politique a cessé d’expliquer le monde. Peut-être parce qu’il a lui-même cessé de le comprendre.
Or cette perte de confiance dans les institutions sape la solidarité au fondement même de l’esprit républicain. Car pourquoi financer les retraites de la génération précédente si l’on craint de n’en bénéficier soi-même ? Pourquoi acquitter ses impôts lorsque l’on estime qu’ils seront gaspillés pour financer un « millefeuille administratif » que l’on ne comprend pas ?
Une caste politique coupée des réalités
Mais quelles réponses la gauche, la politique, ont-elles à apporter aux problèmes du XXIème siècle ? Pourquoi le lien entre politique et mondes du travail et de la recherche est-il possible en Grèce avec Syriza ou en Espagne avec Podemos mais pas en France ? Pourquoi nos élus se sentent-ils plus concernés par leur réélection que par la tenue de leurs engagements ? Pour l’heure passif, le public assiste donc au spectacle d'une caste politique qui s’écharpe aux Questions au Gouvernement comme à la récréation. Pendant ce temps, ceux que le système néglige ou opprime nourrissent le ferment de toutes les révoltes : « They really don’t care about us ». Il est d’ailleurs peu de démocraties où un ancien Président, impliqué dans tant d'affaires, puisse encore courir en liberté et où un ancien Premier ministre, condamné pour avoir participé à un système de financement d'emplois fictifs, puisse oser postuler à la magistrature suprême.
Il n'y a donc plus rien à attendre de cette Vème République et de ses bataillons de « wannabees » qui sur le Trône déjà s’imaginent. De cette caste pour partie corrompue et spectatrice de la fin de son propre monde. Un monde où l'on fait carrière en politique, où le politique n'a pas de comptes à rendre et où les élites mondialisées décident de l'avenir du plus grand nombre à sa place. Plus rien à en attendre. Il nous faudra tout détruire pour tout reconstruire.
Signe de l’aveuglement de toute la caste politique, le principal débat des élections départementales fut d'ordre... culinaire. Nous en sommes là. A débattre du contenu des repas dans les cantines scolaires alors même qu’un Français sur quatre est en découvert bancaire à la fin de chaque mois. Alors même que nous dépensons davantage pour payer les intérêts de la dette publique que pour notre Education nationale. Comment, dans ces conditions, espérer être entendu des classes populaires ? Comment croire que les seuls slogans antiracistes des années 1980 pourraient « ramener » à gauche les électeurs « égarés » du côté du Front national ?
Le summum de l'indécence a été atteint lorsque le Front national a été désigné comme danger numéro un dans cette élection. Or quand 40% des ouvriers qui votent le font pour le Front national, on peut parler d'un vote de classe. La vérité, c'est que le Parti socialiste est un parti de cadres nostalgiques de la Génération Mitterrand et de jeunes éduqués, pétris de rêves et trop souvent d'ambitions personnelles. Le premier adversaire de la gauche, ce n'est donc pas le FN, ce sont ses propres échecs.
Or que disent les Français lorsqu’on prend le temps de les écouter, par exemple en porte-à-porte ? Leurs difficultés à finir le mois avec des salaires qui stagnent, leur espoir de conserver ou de retrouver un emploi, parfois de monter leur propre affaire. Bref, le souhait de vivre dignement de son travail et de transmettre à ses enfants une vie meilleure. Des aspirations ordinaires, mais auxquelles nous avons cessé de répondre. Alors, loin d'être tous résignés, ils se tournent vers la débrouille. Pour retrouver un emploi, ils comptent plus sur leboncoin que sur Pôle emploi. Ils utilisent les sites de covoiturage pour faire des économies plutôt que d’emprunter le train. Ils expriment leur colère sur les réseaux sociaux faute d'être entendus dans les urnes.
« Eux », les puissants, et « nous », les invisibles
Ils ne comprennent plus leurs politiques, eux qui leur apparaissent coupés des réalités, d’un monde du travail qu’ils n’ont que trop peu connu. Ils n’approuvent pas les remèdes sociaux-libéraux des années 1980 appliqués à un monde et à un capitalisme qui ont changé. C’est d’ailleurs cette adaptabilité qui explique la longévité du capitalisme, malgré ses crises régulières. Les Français, enfin, abhorrent cet entre-soi des élites qui s’apparente à du mépris de classe et qu’illustre si tristement l’« esprit de la promo Voltaire ». Il y a « eux », les puissants, et il y a « nous », les invisibles. Entre les deux, une faille qui ne cesse de s’accroître.
Cette colère à l’égard du pouvoir est aussi celle des trahis, des cocus, qui attendaient de la gauche, sinon des lendemains qui chantent, du moins l’espoir de voir les efforts plus justement partagés. Or où sont les grandes réformes sociales de la gauche ? Sur le front de l'emploi, de la ré-industrialisation, où sont les résultats ? Nos concitoyens ne sont pas idiots, s'ils se détournent de la gauche, et même des urnes, ce n'est pas parce que nous aurions seulement manqué de pédagogie. Ils constatent bien que la politique menée en 2015 n'est pas celle qui a été choisie en 2012. Ils ont conscience que ce tournant n'a jamais été décidé par le peuple, ni même réellement débattu et, qu'au surplus, il ne produit aucun résultat économique tangible. Toute la stratégie du CICE et du Pacte de responsabilité repose en effet sur l’équation suivante : augmenter les marges des entreprises pour qu'elles investissent, améliorent leur productivité et donc la croissance. Or malgré les « baisses de charges », les entreprises n’investissent pas. Parfois même, le CICE, mal ciblé, mal calibré, a permis la distribution de dividendes aux actionnaires. Aux frais du contribuable.
Dans ces conditions, oui, la gauche peut et va mourir de l'« expérience hollandaise ». Oui, le P « S » emprunte la voie du PASOK. Mais l'erreur d'analyse consisterait à croire que certains, à gauche, pourraient être immunisés face à cette débâcle. Ceux qui ont failli hier et aujourd’hui ne pourront donc être ceux qui reconstruiront demain. Toute une génération politique a toléré le déclin de ce pays, par immobilisme ou par enrichissement personnel. Il nous faut aujourd’hui penser autrement, sortir des cadres, ne pas avoir peur de défendre des idées nouvelles, même si cela implique de perdre les élections. Ne pas avoir peur de convaincre, d’être des agitateurs d’idées politiques plutôt que des gestionnaires de la pénurie. Même si cela implique d’être minoritaires et de devoir reconstruire toute une pensée politique, un mouvement collectif dans le pays en dehors des partis traditionnels. Car ce qui nous attend est un long hiver politique. La tâche de notre génération sera de relever le pays, de le reconstruire comme après-guerre, de démontrer que son modèle social, loin d’être un frein à la « modernité », peut être une arme contre les excès de la mondialisation.
« Que faire ? »
Dans ce contexte, c’est toujours la même question, la même adresse révolutionnaire lancée à qui veut refaire un monde dont il ne se satisfait pas : « Que faire ? ». Alors, que faire ?
D’abord, ne plus rien attendre des appareils politiques. La stratégie de l’entrisme, celle qui consiste à « peser de l’intérieur », au PS ou ailleurs, n’a pas marché et ne marchera jamais. Car les contraintes du « jeu » politique sont telles qu’il ne suffit pas d’en changer les joueurs, il faut en changer les règles du jeu. Tout faire sauter, y compris les partis politiques tels qu’ils existent aujourd’hui. Car ils sont devenus des freins au changement, des machines à recruter et à formater les professionnels de la politique puis, le moment venu, à assurer leur élection par la mobilisation des militants. Il y a maintenant bien longtemps que les partis ont cessé de produire et de défendre des idées ou une vision du monde, ils ont délégué cette tâche aux think tanks et autres leaders d’opinion que personne n’a jamais élu. Une fois au pouvoir, les partis ont si peu d’idées qu’ils se laissent convaincre que rien d’ambitieux n’est finalement possible, au regard des contraintes budgétaires ou administratives, jusqu’à apparaître aujourd’hui comme presque interchangeables.
Le politique devra donc renouer avec sa tâche historique dans le pays qui a inventé la synthèse de la démocratie et de la République à l’ère moderne. Faire parler les invisibles, donner la voix à ceux qui n’ont pas droit au chapitre. Pour cela, il faudra en finir avec les professionnels de la politique, ceux qui enchainent trois, quatre, cinq mandats successifs, exercent le pouvoir comme s’il leur appartenait de droit et ne le quittent que contraints par la justice ou par la vie. Limiter à deux le nombre de mandats successifs, au plan local comme national. Permettre un référendum d’initiative populaire pour révoquer les élus impliqués dans des affaires de corruption mais qui mettent parfois des années à être condamnés. Assumer qu’organiser des élections ne suffit pas à faire une démocratie active et qu’il faut ouvrir tous les lieux de pouvoir aux citoyens ordinaires. Conserver le Sénat, car il est utile d’avoir une chambre parlementaire pour introduire une réflexion de long terme à côté de la chambre d’enregistrement qu’est l’Assemblée nationale, mais en changer totalement la composition pour représenter les forces vives du pays et les générations futures plutôt que les grandes baronnies d’élus locaux.
Au-delà du politique, il nous faudra penser et organiser la société autrement, de l’école à l’entreprise. Le numérique représente à cet égard une occasion historique de dépasser le modèle actuel. Pour ne prendre que cet exemple, le système bancaire tel qu’il existe aujourd’hui sera concurrencé par l’avènement de modèles de financement participatif de projets et par le recours à des monnaies virtuelles. Il existe là le potentiel pour développer toute une économie du partage qui exprime le besoin de solidarité des sociétés et l’exigence de sobriété dans la consommation de ressources épuisables. Mais le numérique va aussi révolutionner l'éducation, que l'école avait fini par fragiliser. Les concepts de salle de classe et de maître sont dépassés à l’heure où les outils numériques permettent aux élèves de rechercher l’information en quelques clics, de travailler de façon collaborative pour définir la solution à un problème. Le rôle de l’enseignant consiste donc à apprendre aux élèves à apprendre par eux-mêmes. C’est toujours cette école qui émancipe des origines sociales et prépare le citoyen à la vie active. Cette révolution a d’ailleurs déjà commencé avec le développement des cours en ligne et de modules d’auto-formation en ligne à l’université, ou avec la création d’établissements comme l’Ecole 42 qui met l’accent sur le développement de projets pour apprendre par l’expérience plutôt que d’appliquer ce qui a été appris en théorie. Notre pays doit être à l’avant-garde de cette révolution numérique de l’économie et de l’éducation. Car le reste du monde n’attendra pas.
Reprendre le pays en main
Retrouver le sens du peuple, c’est enfin reprendre en main le destin et la souveraineté du pays quand sa politique semble à tant d’égards dictée par des contraintes extérieures. C’est désobéir au diktat ordo-libéral imposé par la droite allemande à l’Europe entière. C’est affirmer qu’en politique comme en économie, il existe toujours plusieurs choix. Que le choix historique de contraindre les peuples à l’austérité, comme pour expier leurs péchés, les emmène dans le mur et les dégoûte du projet européen. L’euro est notre monnaie commune. Les traités sont notre œuvre commune. Pas la propriété d’une Allemagne qu’il faudrait ériger comme un modèle, alors même qu’elle sera très vite confrontée à un immense problème démographique, alors même qu’elle sous-investit dans ses infrastructures et dans sa jeunesse au bénéfice d’un électorat vieillissant.
Or la France est un pays jeune. C’est, on le disait, le pays qui a réinventé la notion de République. Nous ne distinguons pas les citoyens selon leurs origines, leurs croyances ou leurs pratiques religieuses, réelles ou fantasmées. Ce modèle-là, le modèle français, est un modèle d’avenir. Si tant est qu’on ne le sacrifie pas sur l’autel de la « modernité ». Si tant est que l’on ne mesure pas l’avancement d’une société à la seule taille de son PIB, indicateur dont la pertinence est d’ailleurs fort discutable dans l’économie du XXIème siècle. Si tant est que l’on assume que le progrès social et la sobriété écologique doivent parfois s’opposer à la seule loi du profit. Qu’à cet égard, la dépense publique, toute la dépense publique, y compris les aides versées aux entreprises parfois sans motif d’intérêt général, puisse être contrôlée sous la forme d’un audit citoyen. Si tant est que l’on se souvienne que la laïcité n’est pas faite pour uniformiser, pour aseptiser la société en effaçant tout signe de religiosité, mais pour concilier les croyances et assurer la neutralité – non l’indifférence – de la puissance publique à leur égard. Si tant est, enfin, que l’on retrouve la fierté d’être Français, la fierté d’un pays qui, malgré tout, doit continuer de faire vivre ensemble et non séparées des populations d’origines sociales diverses. La fierté d’un pays qui n’est pas n’importe quel pays, un pays qui se reconnaît un devoir à l’égard du reste du monde.
Oui, c’est une forme d’arrogance de croire la France si spéciale. Et pourtant, son modèle social, son modèle républicain sont étudiés, parfois moqués. Ils peuvent servir de référence, notamment dans des pays émergents confrontés à des défis que nous avons surmontés en construisant l’État-providence. Avec ses sociétés en réseaux et ses populations de plus en plus mobiles, le XXIème siècle sera celui du besoin de solidarité. Aujourd’hui n’est pas le moment de renoncer aux valeurs qui ont fondé notre modèle français. Mais il nous faut en réinventer les outils, en reconstruire la démocratie.
Le véritable changement ne se résumera pas au fait de pencher « plus à gauche » ou « plus à droite ». Il s’agit de changer les fondamentaux de la politique pour qu’elle corresponde aux aspirations du plus grand nombre. Cette tâche est historique. D’aucuns diront que le défi est trop grand, ou que, tout compte fait, « les choses ne vont pas si mal ». Et pourtant, si nous ne le relevons pas, d’autres écriront notre histoire à notre place. C’est pourquoi cette période si particulière, entre la crise et le changement de monde, nous invite à imaginer, à penser autrement, à détruire pour, demain, reconstruire une Nation qui réponde aux aspirations du siècle.