COLLECTIF DASEM PSY (avatar)

COLLECTIF DASEM PSY

Collectif pour la défense du droit des étrangers malades, particulièrement ceux souffrant de graves troubles psychiques

Abonné·e de Mediapart

15 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 février 2024

COLLECTIF DASEM PSY (avatar)

COLLECTIF DASEM PSY

Collectif pour la défense du droit des étrangers malades, particulièrement ceux souffrant de graves troubles psychiques

Abonné·e de Mediapart

Histoires de patient·es #9 - Racisme et absence de protection

Des membres du collectif Dasem Psy racontent les histoires de personnes étrangères accompagnées psychiquement. Elles constituent une mémoire des empêchements à s'installer en France et de leurs effets psychologiques délétères. Elles rendent aussi hommage aux formes de résistances à l'écrasement, au courage et à la ténacité des étranger·es ayant subi des traumatismes.

COLLECTIF DASEM PSY (avatar)

COLLECTIF DASEM PSY

Collectif pour la défense du droit des étrangers malades, particulièrement ceux souffrant de graves troubles psychiques

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Racisme et absence de protection 

Claire Mestre, psychiatre-psychothérapeute et anthropologue, CHU de Bordeaux, présidente d’Ethnotopies

Abdul, jeune homme arrivé en France comme mineur et reconnu comme tel, a été un de nos patients à la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux. Abdul a eu une vie très tourmentée dans son pays de l’Afrique de l’Ouest, orphelin et victime de violences inouïes et de l’enrôlement dans un gang criminel.

Pourtant, il a aussi rencontré des personnes bienveillantes qui l’ont aidé dans son parcours. Malheureusement il n’a obtenu aucune protection internationale, ni un séjour pour soin. Pourtant Abdul présente des symptômes relevant d’un psychotraumatisme complexe, dont la symptomatologie s’était bien améliorée grâce à la persévérance de l’équipe de soins psychiques, à sa créativité et son expérience. Abdul suivait ses soins, faisant plusieurs heures de voiture pour arriver à notre consultation.

Pourtant, la santé psychique d’Abdul s’est progressivement dégradée, sous les coups du refus des administrations pour le reconnaître comme un jeune homme qui a besoin de soin et de protection. Un jour, de concert avec sa famille d’accueil, nous avons pensé qu’il faudrait tenter une hospitalisation…

Voici donc comment sa famille d’accueil nous a décrit sa réception dans un hôpital du sud-ouest.

« Le psychiatre qui l'a reçu nous appelle après l’avoir rencontré : "Quel cadeau vous nous avez amené ! On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, qu'il retourne chez les peuls. On en a marre des gens qui traversent la méditerranée et pas en avion. S'il est violent il faut appeler les flics et le renvoyer à l'expéditeur"

On a essayé de le raisonner : "Ce jeune homme est un patient, il est suivi par une psychiatre à Bordeaux, et en rupture de traitement"

Il a répondu : "J'en ai rien à foutre de la psychiatre"

- Vous nous dites ça parce qu'il est noir et demandeur d'asile ?

- Oui et alors ? On va le plaquer au sol, l’assommer avec des piqures dans le cul et vous le renvoyer lundi. L’Afrique, j'y connais rien, tout ce qu'on va pouvoir faire c'est l'assommer avec des médicaments. S'il veut égorger votre mari, vous le foutez dehors et vous portez plainte, il ira en prison, on vient pas à l'hôpital pour ça"

Nous sommes repartis très choqués, Abdul en colère contre nous ». 

A la décharge de ce psychiatre, nous savons qu’une telle situation est difficile à gérer. Mais ce que nous dénonçons c’est le racisme exprimé.

Ce que nous dénonçons aussi, c’est le fait qu’une absence de protection par un séjour pour soins, expose Abdul comme d’autres patients, à la violence, la marginalité et l’effacement (à ce jour nous n’avons plus de nouvelles de lui). 

Cela pose une série de questions sur le racisme bien sûr, et sur le fait que l’on puisse proférer sans complexe des insultes raciales et aggraver ainsi une situation déjà précaire. 

Le racisme est une affaire de regard

(voir mon blog)

C’est Frantz Fanon le premier qui l’a analysé. Il insiste beaucoup sur le regard qui immédiatement fige, fixe l’humain dans un « schéma épidermique racial ». « Sale nègre » ou bien « Tiens un nègre », phrases qui introduisent le chapitre de « L’expérience vécue du Noir » ne sont en effet pas des expressions en voie de disparition…

Affronter le regard blanc, pour une personne de couleur de peau foncée, est une expérience banale, et pourtant cruciale et centrale dans toute rencontre. C’est ce que me rapportent en tant que psychiatre-psychothérapeute, des patient.e.s noir.e.s : au premier coup d’œil ils savent comment va évoluer une rencontre.

Le regard n’est pas neutre - même pas celui du médecin-, et c’est pourtant le premier jalon qui fera qu’une rencontre ne sera pas qu’un face-à-face ou une confrontation, où deux personnes échangeront sans se reconnaître, séparées par une frontière étanche. 

« Et puis, il nous fut donné d’affronter le regard blanc… Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel » (1952, p.89). Fanon raconte avec vigueur l’expérience traumatique qu’est la confrontation à une société blanche, ce texte se situant en période coloniale.

Le regard blanc lézarde le schéma corporel construit depuis l’enfance de la personne noire. Il est important de noter qu’il s’agit d’une confrontation sans précédent, Fanon venant des Antilles. Jusqu’à cette expérience, la question de la couleur n’était qu’affaire intellectuelle, nullement émotionnelle. Il ne fait pas que se lézarder, car, les blessures s’accumulant… « Le schéma corporel attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial » (Ibid., p. 90). Comment dire de façon aussi précise et condensée comment les regards lourds d’une histoire et d’un contexte qui infériorisent les colonisés, attaquent la psyché, la modifient. 

Ce regard est toujours aussi actif. Ainsi, Alice Cherki, psychanalyste et élève de Fanon, accorde une place primordiale au regard aliénant de l’autre qui assigne à l’exclusion, qui expose à la violence et à des conséquences sur plusieurs générations (2016, p.146). La honte, engendrée par le regard, affect à l’intersection du monde interne et externe, pétrifie et fait place à la haine et à la violence.

Elle confirme donc par son expérience de psychiatre auprès des jeunes générations, que le regard blanc heurte de plein fouet l’image spéculaire qu’ils ont d’eux-mêmes. « Figure imposée du dominant », l’image du dominé, qu’il soit descendant d’anciens colonisés, ou habitant des banlieues, ou exilé, ou « sans papier », est portée et transmise par le regard : c’est une image fruit d’une histoire qui se prolonge.

La bestialisation évoquée par Norman Ajari se perçoit encore dans les propos guerriers des politiques désignant l’autre comme sauvage, ou bien comme dangereux. Ces propos, créant une atmosphère nauséabonde, peuvent aussi laisser la place à des propos ouvertement racistes. Ainsi donc l’attaque vient de l’extérieur, le racisme s’inscrit dans une histoire longue de plusieurs générations, histoire le plus souvent insue, créant un « schéma historico-racial ». Fanon l’écrit, Cherki le confirme. 

 Il est intéressant de s’arrêter sur le terme « épidermisation » utilisé par Fanon. Cette « inscription de la race sur la peau » (Hall, 2014, p.87), engendrée par le regard du dominant, désigne une intériorisation de la différence, une altérisation potentiellement infâmante, avec son cortège discursif issu de petites et de la grande histoires.

Il désigne aussi ce qu’est la race : un ensemble, la peau, les cheveux et le sexe, éléments constitutifs (sans support biologique) et fonctionnels qui ont des effets réels et immédiats. « Ces éléments ne font sens que parce qu’ils signifient, par un processus de déplacement tout au long d’une chaîne d’équivalence, métonymiquement (peau noire, gros pénis, petit cerveau, pauvre et arriéré, tout est dans les gênes, il faut stopper l’aide sociale, qu’ils rentrent dans leur pays) ; » … cet arrangement dans cette chaîne discursive permet à ces signifiants d’être lus « de manière sociale, psychique, cognitive, politique, culturelle, civilisationnelle, etc. » (Idem., p.92-93). L’on voit comment il existe tout un continuum du contexte à la psyché construit par les signifiants de la race. 

Alors oui la médecine (et la psychiatrie) peut être raciste

Il ne s’agit pas de mettre toute la profession dans le même panier. Le débat doit avoir lieu, car non, tous les médecins ne sont pas racistes, mais oui, il existe des héritages du racisme qui agissent structurellement.

C’est ce que dénonce aussi Fatma Bouvet, psychiatre « racisée » qui voit aussi la conjoncture d’un héritage colonial et d’une atmosphère xénophobe dont la dernière loi immigration témoigne. Car qui vise-t-on quand on craint « un grand remplacement », quand on tente par tous les moyens de discriminer par l’accusation de vouloir profiter de nos richesses ?

Catherine Withol de Wenden nous rappelait lors d’une récente rencontre comment la figure de l’autre, l’étranger, évolue en France depuis les années 1870, avec constance, malgré des représentations qui se modifient selon les vagues de migration, les contours de l’Europe et nos catégorisations socio-culturelles.

Ainsi, dans la bouche du psychiatre raciste, c’est bien la figure de l’autre, noir et dangereux qui est désignée, celui pour lequel il n’y aurait pas de soins, mais l’application de la force sécuritaire et le retour chez lui. Et c’est sans gêne qu’il peut exprimer haut et clair ce qui est présent, au fond et même discrètement, dans le discours ambiant, dans nos peurs et nos imaginaires.

Bibliographie

Cherki A, « Fanon au temps présent. L’assignation au regard ». Dans Politique africaine. 2016/3 (N°143), pp. 145-152. 

Hall S. La vie posthume de Frantz Fanon. Pourquoi Fanon ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi Peau noire, masques blancs ? Dans Cahiers philosophiques, 2014/3, n° 138, pp. 85-102. 

Fanon F. Peau noire, masques blancs, Points, Seuil, 1952. 

Withol de Wenden C. Figures de l’autre. Perception du migrant En France 1870-2022. CNRS éditions, 2024.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.