PSYCHOSE ET ACTE DE NAISSANCE
G, salarié de la construction navale à Lagos avant son exil, a 34 ans quand il nous est adressé à la consultation par le travailleur social du CADA, Centre d’Accueil pour Demandeur d’Asile
Le travailleur social ne l’a pas accompagné, ce qui est inhabituel. Le protocole propose qu’il y ait une présentation de quelques minutes de la personne et qu’ensuite l’accompagnateur quitte la consultation. La première phrase de Georges, debout dans l’embrasure de la porte est « I am gay » . Nous avons mis un peu de temps à réaliser que cette parole d’entrée de jeu, testait notre réaction et témoignait d’une liberté nouvelle et radicale pour lui. La consultation se déroule en anglais qu’il maitrise parfaitement. Nous n’avons pas d’interprète présentiel dans sa langue maternelle, et il est terrorisé à l’idée de rencontrer ses compatriotes. Il a peur de tous les hommes africains, peur panique de leur homophobie. Il a donc refusé le logement en colocation proposé par le CADA, et il dort dehors, tantôt dans un hall d’immeuble, tantôt dans le passage souterrain de la gare, quand les agents de la SNCF l’y autorisent. Il refuse aussi d’aller chez un particulier, dans un petit studio construit dans un garage, via le réseau d’hébergement solidaire récemment créé dans la ville. L’hébergeur potentiel est un homme, cela a-t-il joué ?
Au fil des consultations, son récit nous amène les agressions sexuelles commises par sa nourrice, la découverte de son homosexualité, la violence des hommes de sa famille contre lui de ce fait mais aussi contre la petite sœur handicapée. Puis il raconte son séjour à la clinique de « guérison de l’homosexualité ». L’effroi est immense quand il entre dans le détail de ces séances, où exorcismes coutumiers et tortures se mêlent. La violence du récit, quasi insupportable, nous ébranle, nous, les écoutants. Souvent le fil de son discours se perd, mais par bribes, la souffrance de cet homme se dépose. Il nous parle de son arrestation avec mort en prison quelques heures plus tard, sous les coups des policiers. Il nous montre des vidéos de violences commises sur d’autres homosexuels ou de son pays et qui circulent clandestinement dans les mieux LGBTQI+. L’espace d’un instant il se fait avocat de toute sa communauté.
Et puis il raconte sa fuite, grâce à un réseau de solidarité, sa traversée de l’Afrique, le naufrage de l’embarcation de fortune à quelques mètres du rivage italien, sans doute un zodiac multi rapiécé comme tant d’autres. Les bateaux des pêcheurs et de la police se rendant très rapidement à leur secours, il montera dans une barque de pêcheur et il continuera son errance, cette fois à travers l’Europe.
La détresse et la dissociation psychotique intermittente de cet homme sont très saisissantes. Il a peur de tout. Peur des autres, peur du téléphone, peur pour sa mère qui n’a pas pu le protéger face aux hommes de sa famille, et qu’il ne peut pas protéger non plus, peur d’aller au consulat demander un passeport, peur de croiser des hommes. Peur de la divinité aquatique Mamy Wata : peur culturelle liée au vaudou ou psychose ? Nous essayons sans succès d’approcher le contenu de sa peur avec l’anthropologue présente à la consultation, et nous cherchons les moyens qu’il pourrait mettre en place pour s’en protéger. Après de longs pourparlers, pour lui expliquer que les hôpitaux français ne sont pas des lieux de tortures, après qu’il ait expérimenté que les médicaments anti-psychotiques l’apaisent, il accepte d’aller à l’hôpital. Nous le mettons en lien avec les associations de soutien aux personnes LGBT mais malgré cela il n’aura pas l’asile. Les commentaires de cette époque c’est « En ce moment, ils disent tous qu’ils sont gays »
Après quelques mois, il accepte finalement d’aller en hébergement solidaire chez une femme, mais son état psychique se dégrade. Dépression majeure avec clinophilie (incapacité à se lever), apathie absence de perspective. Le refus de l’asile a ravivé radicalement son insécurité, il apprend la mort de sa mère, ce qui le submerge de culpabilité et de solitude.
La psychiatre du secteur pose un diagnostic de schizophrénie, avec hallucinations, un titre de séjour étranger malade est donc demandé. Cependant il n’a pas de passeport pouvant prouver sa nationalité, celui-ci étant quelque part en méditerranée près des côtes où le bateau a sombré. Or, cet élément est décisif pour savoir s’il existe, dans son pays, des soins adéquats. L’association de soutien juridique l’aide à faire venir son extrait d’acte de naissance, mais cela ne suffit pas à la préfecture car cela signifie qu’il est né dans ce pays, et cela ne prouve pas qu’il en ait la nationalité. Son état mental ne lui permet pas de faire le long trajet pour aller au consulat à Paris, ni d’affronter un risque d’arrestation à l’intérieur du consulat. Ce risque n’est pas imaginaire puisque l’homosexualité est passible de la peine de mort depuis quelques années, et qu’à l’intérieur de l’ambassade,c’est le droit nigérian qui s’applique. La préfecture refuse donc de lui donner les documents pour faire sa demande d’étranger malade, conformément aux dispositions de l’article R 311—2-2 du CESEDA Notre insistance auprès de la préfecture sera inutile, le fonctionnaire nous disant avec embarras que son dossier sera directement rejeté par les médecins de l’OFII. Au tribunal administratif, le juge affirmera dans un premier temps que le courrier médical est un faux, à cause d’une faute d’orthographe. Un ami, présent dans le public alertera en urgence le médecin auteur du courrier. Une nouvelle attestation, envoyée en temps réel sur le téléphone de l’avocat ne changera rien. Ce sera un refus. Il n’a cependant pas eu d’Obligation de Quitter le Territoire Français. Le consulat nigérian aurait-il accepté de le considérer comme un de ses ressortissants et de le laisser rentrer ? L’obtention de ce laissez- passer consulaire aurait-il pu être une preuve indirecte de sa nationalité ? Ce ne serait pas le premier paradoxe de cette terrible histoire.
Malgré la fragilité de sa situation, il est parfois invité chez l’un ou chez l’autre et il rit. Il va au cours de français et travaille bénévolement dans une association plusieurs fois par semaine.
Son hébergeuse tombe malade et lui demande de quitter la maison. Il sombre dans une grande mélancolie, ne vient plus aux consultations. Nous ne savons pas ce qu’il est devenu. Nous imaginons le pire. Nous savons que parfois, il va dormir dehors sur les plages où dans les ports tout proches. Se rapproche-t-il des bateaux qu’il aimait, où se rapproche-t-il de la mort qui a failli l’engloutir en méditerranée ? Et puis son ancienne hébergeuse reçoit un message « Je suis dans un hôpital en Islande et je vais bien »
L’Islande ? Comment a-t-il réussi à s’y rendre ? Avec quels papiers ? Nous ne le saurons pas. Nous savons seulement que ce pays a octroyé des permis de séjour spécifiques aux minorités sexuelles opprimées. L’accès au séjour et l’accès au soin pour lui. Enfin.
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