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Billet de blog 11 avril 2020

«S’entraider ou capitaliser, quel contrat social?»

La crise sanitaire agit comme un révélateur des dysfonctionnements d’un modèle social et économique. Elle nous montre que la France a réussi l’exploit d’une casse sociale sans précédent du monde hospitalier. Toute société est à la fois interdépendance, entraide et solidarité : C’est ce qu’il ne faudra pas oublier après cette épreuve du confinement qui doit être le moment non pas d’une pause, mais d’un réveil nécessaire.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« S’entraider ou capitaliser, quel contrat social ? », « L’Etat compte les sous, on comptera les morts » écrit sur une grande banderole tenue par des hospitaliers en grève depuis des mois. Autant les manifestations de décembre dernier semblent loin à l’heure du confinement, autant ces slogans apparaissent aujourd’hui avec une pertinence malheureuse. Au moment des manifestations contre les retraites, le pays était bloqué, les médias parlaient majoritairement d’une prise d’otages, le gouvernement fermait les yeux en attendant avec le plus grand mépris que la contestation s’essouffle. On se souvient aussi d’une stratégie d’intimidation inacceptable et d’une violence policière disproportionnée et systématique, de ces images d’aides-soignants à terre, gazés, parfois battus, c’était déjà intolérable à l’époque.

Nous étions à leurs côtés. Nous, jeunes chercheur.e.s en sciences humaines, sommes confiné.es mais aussi en colère, parce que nous n’oublions pas cette mobilisation. La suspension des réformes en cours, l’appel à l’union nationale ainsi que la continuité pédagogique à laquelle nous sommes invité.e.s, ne nous empêcheront pas de continuer cette mobilisation coûte que coûte. Celle-ci concernait à l’université la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR) qui allait exactement dans le même sens que les réformes précédentes : vers une précarisation de nos statuts, une dévalorisation de l’enseignement comme service public, de mauvaises conditions d’études pour les étudiant.es. 

En tant que doctorant.e.s nous assurons des cours à l’université tout en rédigeant une thèse, en participant directement à la vie de la recherche. Aussi, dans une crise comme celle que nous traversons, c’est aux scientifiques que l’on fait appel. Bruno Canard, chercheur sur les coronavirus, nous rappelait dernièrement que le temps de la science n’est pas celui de la rentabilité et du court terme car « cette recherche est incertaine, les résultats non planifiables, et elle prend beaucoup de temps, d’énergie, de patience […] La science ne marche pas dans l’urgence et la réponse immédiate »[1]. Nos systèmes étaient déjà en crise. Ce que les réponses urgentes du gouvernement ignorent c’est que ce sont les causes et non les effets qui sont à déplorer. 

Cette crise agit comme un révélateur des dysfonctionnements d’un modèle social et économique dont il nous faut aujourd’hui interroger les présupposés. Chaque branche du service public, lorsqu’elle n’est pas simplement privatisée, est touchée par cette logique de la rentabilité et des bénéfices marchands. On sait à quelles conséquences ont conduit ces politiques pour l’hôpital.

Avant la crise sanitaire, nos universités étaient ralenties depuis des semaines. Le projet de réforme porté par Mme la Ministre Frédérique Vidal allait encore aggraver nos conditions de travail et celles de nos étudiants. Le nombre de postes permanents baisse d’année en année, les Universités reposent de plus en plus sur des chargé.e.s de cours payé.e .s à la tâche, sous le SMIC[2]  et sans aucune protection sociale, obligé.e.s parfois de travailler de manière illégale car sans contrat de travail pendant des mois[3], la majorité des thèses en SHS étant non-financées. Le remplacement prévu par la LPPR des postes pérennes en début de carrière par des contrats sur des projets brefs renforcera, par exemple, cette prolifération de contrats précaires et de statuts bancals. Comment garantir la poursuite de nos recherches et d’un enseignement de qualité dans cette déliquescence généralisée ? Jusqu'où sommes-nous contraints d’aller dans cette catastrophe pour finir par voir que ce modèle imposé par les gouvernements depuis des décennies est extrêmement nocif ?

Les sciences humaines et sociales, tout particulièrement, se trouvent dans un état de sous-financement chronique. Cette précarité est directement accrue par une mise en compétition généralisée relevant d’un “darwinisme social” dont se targuent les proches du MESRI, en dépit de son absurdité pour la recherche[4]. La mise en place d'un système fondé sur la compétition a par ailleurs des effets pervers notables : celui des inégalités accrues mais aussi de l’atomisation des individus livrés à des conditions de vie incertaines qui rendent difficile le fait même de se mobiliser pour défendre ses conditions de travail.

La crise sanitaire nous montre que la France, septième puissance économique mondiale, a réussi l’exploit d’une casse sociale sans précédent du monde hospitalier. Surtout, elle montre que malgré ce que l’on nous répète à l’envi, on peut trouver et débloquer des milliards d’euros. Les arguments comptables en faveur des réductions budgétaires dramatiques dans les secteurs publics sont un danger pour notre société : ils détruisent la possibilité d’enseigner, de faire de la recherche indépendante ou de soigner.

Se poser les bonnes questions, c’est ce qu’on apprend à nos étudiant.es en philosophie, et il ne semble pas incongru de réclamer de bonnes conditions de travail pour le faire. D’autant plus lorsqu’on voit les théories et les rumeurs les plus fantaisistes se propager de manière alarmante en période de crise. Celle-ci nous rappelle l’importance de la science, qui est faite de financement réel, de chercheur.e.s tout aussi réel.e.s et de conditions pratiques de travail. Les sciences humaines font aussi partie de la recherche et de la vitalité scientifique d’un pays démocratique. Elles nous disent que l’humain crée aussi le monde social dans lequel il vit, que l’économie n’est pas une science exacte, qu’il y a des alternatives pour réformer.

Est-il possible même de choisir entre l’entraide et la capitalisation ? La crise sanitaire souligne avec violence que l’entraide n’est pas facultative et qu’elle s’incarne par l’Etat à travers des services publics solides financés par un système de redistribution des richesses. Toute société est à la fois interdépendance, entraide et solidarité : c’est ce qui nous a fait manifester massivement contre des réformes néo-libérales qui s’avèrent aujourd’hui irresponsables et criminelles. C’est ce qu’il ne faudra pas oublier après cette épreuve du confinement qui doit être le moment non pas d’une pause, mais d’un réveil nécessaire.

Par un collectif de doctorant.e.s en Philosophie, Paris 1 Panthéon-Sorbonne :

Marie Bastin
Léa Boman
Baptiste Cornardeau
Cyprien Coste
Gauthier Fontaine
Maririta Guerbo
Solange Haas
Nicolas Lema Habash
Pedro Lippmann
Ludmilla Lorrain
Anca Mihalache
Juliette Monvoisin
Adam Pasek
Raphaël Pierrès
Perceval Pillon
Mickaelle Provost
Florian Rada
Anne Waeles

[1] http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article8685

[2] https://www.liberation.fr/checknews/2020/02/23/les-vacataires-de-l-universite-sont-ils-vraiment-payes-en-dessous-du-smic-horaire_1778253

[3] https://audioblog.arteradio.com/blog/142440/podcast/142441/ca-y-est-mon-universite-a-craque

[4] https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/06/le-darwinisme-social-applique-a-la-recherche-est-une-absurdite_6021868_3232.html

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