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Billet de blog 14 juin 2023

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Capitalisme et mort choisie

Loin d'être une liberté, le désir de mort s'inscrit dans une logique de domination intrinsèquement capitaliste. C'est ce que résume brillamment Isabelle Marin, docteure en médecine, dans les quelques lignes qui suivent.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un conférencier entamait récemment un débat par la question : Est-ce que votre mort vous appartient ? Il voulait alors faire réfléchir au libre choix nécessaire en reprenant une formule soixantuitarde : « notre corps nous appartient » qui a pu servir de slogan aux féministes pour leur lutte en faveur de l’avortement. D’autres slogans comme « notre corps nous-mêmes » à l’époque avaient déjà souligné ce que cette phrase pouvait avoir d’ambigu : la personne vue comme dualité cartésienne, le corps et l’esprit mais où le corps deviendrait une pure propriété de l’esprit. Le matérialisme moderne ne peut que bien mal se satisfaire d’une telle formule : comment le cerveau siège de nos pensées pourrait il bien être également la propriété de celles-ci ? Pourtant l’idéologie actuelle poursuit cette réflexion : il faut prendre soin de son corps, comme d’un bien précieux, le marquer éventuellement par tatouage et piercing pour mieux l’identifier, le nourrir (plutôt que se nourrir), le fatiguer par des exercices dits cardio …Notre corps est entré dans le monde capitaliste régi par la propriété et les lois du marché.

Au sujet de la fin de vie, cette question nous indique le champ actuel de la réflexion sur la mort. Celle-ci est passée du statut d’un destin commun à celui d’un « bien » qui nous appartiendrait et qui serait donc aussi un bien de consommation. Nous pourrions alors choisir le type de mort qui nous conviendrait : une mort accompagnée par les soins palliatifs ou une mort choisie par le suicide assisté ou l’euthanasie. Et d’aucuns s’offusquent d’un choix limité ou contraint.

Pourtant si notre société se fonde sur une consommation à outrance qu’il faut en permanence relancer, nous savons bien que celle-ci est toujours contrainte, à commencer par l’argent : ne peuvent réellement choisir que ceux qui en ont les moyens. Les derniers débats autour des jets privés ont bien montré que la liberté d’une société libérale était d’abord la liberté des riches aux dépens des biens communs : l’énergie, la salubrité de notre planète etc…Quant à la mort, l’état déplorable de notre service de santé fait aussi que l’accès à des soins (sans parler même de soins palliatifs) est problématique : les soins à domicile sont devenus rares et chers. A Saint Denis dans le 93, plus aucun médecin ne se déplace à domicile, en Bourgogne on ne trouve pas d’auxiliaires de vie pour s’occuper de malades à la maison et partout les délais d’attente pour des soins infirmiers par de SSIAD excèdent les 3 mois.

Notre économie enfin se fonde sur la publicité et la possibilité d’orienter les choix des consommateurs : l’offre crée la demande que ce soit pour de nouveaux marchés - les voitures électriques, les téléphones portables, les objets connectés - ou pour orienter vers des marchés plus avantageux. L’univers du web est financé par ses publicités. Peut on penser qu’en matière de santé, de vie ou de mort, nous ne serions pas influençables ? Durkheim avait déjà remarqué que les taux de suicide étaient dépendants des conditions sociales et augmentaient dans les sociétés dites anomiques, sans solidarité et sans règles communes. Comment n’en serait-il pas de mêmes quand de nouvelles offres apparaissent sur le marché : l’offre d’une mort facile, et qu’elles sont relayées par des campagnes tapageuses ?

Faire de la mort un objet de consommation renvoie également à la question du soin qui est aussi entré dans le monde capitaliste ou tout s’achète. Or le soin, le « care » était avant tout une relation entre deux personnes dont l’une est plus vulnérable. Chacun d’entre nous au moins au début de sa vie puis à la fin a besoin d’être aidé. Mais nous sommes en fait tous très dépendants les uns des autres et ce d’autant plus que notre société se complexifie et que nous ne pouvons plus maitriser ni nos outils, ni nos objets, ni même aucun acte quotidien seuls. Le lien social qui cimente nos sociétés s’effrite si cette interdépendance est niée au profit de seuls contrats régis par le marché. Les soignants ont besoin de cet échange pour pouvoir assurer l’humanité de leurs gestes. Rendre le soin comme objet de consommation les réduit à n’être que des prestataires de service. Peut être faut il voir là le désamour pour ces professions et les désertions actuelles.

La mort, entrée dans le monde du Capital, sera régie par ses lois : celles du marché et celle de la rentabilité. La vieillesse est déjà ainsi un marché extrêmement lucratif, les Ehpad étant le meilleur placement financier du moment. Les récents scandales insistent sur le manque de moyens sans dénoncer le système même de marchandisation de la prise en charge des personnes âgées qui monte actuellement, la « silver économie ». La mort va suivre. Ne pouvons-nous pas collectivement assumer notre destin commun plutôt qu’individuellement subir les lois économiques masquées par une pseudo liberté ?

Isabelle Marin

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.