Par habitude, nous avons tendance à réduire l’acte de soin à un geste technique, ce qu’il n’est pas (ou pas seulement). De fait, on oublie souvent la dimension humaine de cet acte, dimension qui a pour nom « relation de soin ».
Celle-ci est asymétrique. D’un côté le soignant, qui délivre le soin, de l’autre le patient qui le réclame. D’un côté celui qui sait, de l’autre celui qui ignore. D’un côté celui qui agit, de l’autre celui qui se laisse faire. Dans une relation telle que celle-ci, la confiance est primordiale, et elle ne peut se construire que dans le partage, l’écoute et le don de soi.
Dans un article philosophique sur le sujet, Agata Zielinski écrit qu’ « à partir de cette commune vulnérabilité, nous pouvons nous reconnaître comme semblables, entrer en relation de personne à personne. Elle introduit une réciprocité, où « le recevoir s’égale au donner », de façon à « compenser la dissymétrie initiale » (Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990). Le patient n’est plus seulement celui qui a besoin de moi, mais celui dont j’ai besoin pour affiner la proposition de soin. Rencontre de deux vulnérabilités, la relation de soin peut alors devenir sollicitude – considérant l’homme souffrant comme un homme capable, non seulement de recevoir, mais aussi de donner. La vulnérabilité reconnue nuance ainsi, par la sollicitude, l’asymétrie de départ. » [1]
De fait, les patients font le don physique d’eux-mêmes, puisqu’ils se laissent être examinés, soignés ou opérés. Si ce don physique n’existe pas du côté des soignants, ces derniers font cependant don d’eux-mêmes en s’engageant dans une relation spécifique avec le patient. En étant à l’écoute de leurs besoins et souvent de leurs histoires, en rencontrant la famille qui vient le voir, en les soutenant dans les moments difficiles, parfois en allant chez eux pour faire des soins à domicile, les soignants prennent sur eux une partie de la vie de ceux qu’ils soignent. C’est dans cet échange mutuel que se développe la confiance et que se créée la relation de soin. Le don de soi implique une prise de risque, et donc une vulnérabilité des deux côtés qui rétablie un certain équilibre dans la relation.
Ce qui est vrai pour tous les actes de soin le sont encore plus quand on touche à la question de la fin de vie. Les soignants en unités de soins palliatifs (USP) le savent : l’accompagnement, pour eux, se fait jusqu’au dernier instant du patient. Pas de rétablissement de la personne à la fin, mais sa disparition, et la douleur qui va avec pour les proches, mais aussi pour tous ceux qui avaient engagé une relation avec le patient décédé… et cela comprend les soignants eux-mêmes.
Nous comprenons bien alors le danger que représente la légalisation de l’AMM pour la relation de soin. D’une part les soignants s’étant engagés dans cette relation de confiance et d’accompagnement avec leurs patients pourraient difficilement, sans trahir cette relation, activer la clause de conscience qu’on leur promet. Mais tuer la personne avec qui ils ont tissé une relation de soin serait pour eux tout aussi néfaste. C’était d’ailleurs le sens du propos de Claire Fourcade, présidente de la Sfap, lors de la Convention citoyenne, dont voici un extrait :
« J’ai fait avec toi un bout de chemin, le bout de ton chemin et je suis revenue seule.
Puis je suis repartie avec un autre. Puis encore un autre.
Parce que je sais tout cela de toi, parce que nous avons partagé tout cela, parce que je sais ton nom et celui de tes enfants, parce que je t’ai promis que nous serions là jusqu’au bout quoi qu’il arrive, je ne peux pas t’abandonner pour protéger ma conscience mais je ne peux pas non plus être celle qui te fera mourir. Car alors une partie de moi mourrait avec toi. Je te verrais dans les yeux de mes enfants, je t’entendrais la nuit, tu ferais route avec moi. Je deviendrais un monument aux morts. Je resterais dans l’entre-deux de la vie et la mort et je ne pourrais plus, ensuite, prendre le risque de reprendre le chemin avec d’autres.
Pour pouvoir continuer à vivre, aimer et soigner, je dois garder mes distances. Je ne peux pas mourir avec toi. Je ne peux pas être celle qui te fera mourir. » [2]
Loin d’être une protection, la clause de conscience sera une trahison. Mais donner la mort n’est pas un soin, et irait à l’encontre de la vocation des soignants, qui en plus de trahir le sens de leur engagement, porteraient le poids de la mort administrée. Ils deviendraient, comme c’est écrit dans l’extrait, des « monuments aux morts », et la volonté de ne pas perdre une partie d’eux-mêmes à chaque fois les poussera à limiter la relation de soin à des gestes techniques. Pour nous protéger, c’est notre humanité que nous devrons atténuer.
Collectif Hippocrate
[1] Agatha ZIELINSKI, "Ethique et relation de soin, pour nuancer l'asymétrie", Philosophy.ch, 7 novembre 2016
[2] Dr Claire FOURCADE, "Fin de vie : "je ne peux pas être celle qui te fera mourir", l'émouvante lettre de Claire Fourcade", La Croix, 11 janvier 2023