OH! L'HERBE ÉPAISSE OÙ SONT LES MORTS!
PAR ARNAUD MACÉ
Scorsese, depuis Gangs of New York, n'a plus jamais oublié une chose. Leonardo est plus beau depuis qu'il s'est élargi, depuis que sa poitrine est ample et profonde, son visage et ses mains remarquablement plus larges. Il a la bonne idée de le flanquer d'un partenaire à la douce épaisseur, Marc Ruffalo, de telle sorte que deux interprétations de la largeur se fassent écho et contrepoint à travers toutes les variations du mat, du sourd et de l'explosif, toute la gamme de la violence et de la sérénité. C'est aussi par la pesanteur que les acteurs deviennent des auteurs. John Wayne a su alourdir ses reins, imprimant ce poids en nos esprits. Scorsese avait été l'homme d'un coup : faire grossir De Niro sur demande. Il s'est depuis dix ans appliqué à recueillir l'épaississement naturel qui, jour après jour, a donné à un corps de gamin un pouvoir nouveau de plénitude et de résonance – cette symphonie lorsqu'il vomit, saisit, frappe, grimace, cligne, sourit. Ce faisant, Scorsese semble s'être donné les moyens d'un épaississement corrélatif de son style, dans un film capable d'accumuler le nombre incroyable de couches que l'on peut désormais empiler sur l'ample gamin. On se réjouit aussi qu'à l'heure où Scorsese produit une île plus hallucinogène et plus vertigineusement introspective que n'aura su l'être jusqu'ici – à l'aube de la dernière saison – sa seule concurrente directe, celle de Lost, il ait choisi comme fantôme pour hanter DiCaprio la fébrile Michelle Williams, rescapée d'un autre rivage, celui de 128 épisodes de Dawson's creek, pour mieux être ici soumise à la poésie numérique. Corps de cinéma, corps de télévision ; corps pesants, corps virtuels : on saisit déjà un peu de l'épaisseur des niveaux hétérogènes de réalité que Shutter Island entend soulever tranquillement.
L'agent Teddy Daniels (DiCaprio) et l'agent Chuck Aule (Ruffalo) sont donc en bateau. Ils voguent, déchirant la brume des côtes de la nouvelle Angleterre, vers l'île forteresse de Shutter où ils doivent enquêter sur la disparition mystérieuse d'une des patientes dangereuses de l'hôpital Ashecliffe. Comme Œdipe-roi, comme Vertigo, Shutter Island ne se voit avec naïveté qu'une seule fois. La deuxième fois, on est déjà appelé à lire, en chaque scène, l'anticipation de ce que l'on ne voulait pas savoir. La suite de cet article est destinée aux affranchis : ceux qui souhaitent prolonger le temps de leur innocence peuvent nous quitter immédiatement.