CRITIQUE : OCÉANS de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud
par Camille Brunel
Veolia, Total, EDF, Crédit Agricole, un Sheikh, la principauté de Monaco… En même temps que monte le bruit des vagues, après le noir, Océans affiche le prix de sa fabrication. Litanie de sponsors affichée sur une mer que l’on imagine, au choix, savonneuse et purificatrice, ou juste polluée. Elle est ici, la vérité qui dérange, pour parler comme Al Gore : sans eux, pas d’Océans. Et puis, un retournement, un rouleau, les disperse ; avec l’immersion apparaît le titre. Enfin seuls.
Solitude, silence, régression utérine : ce plaisir amniotique du documentaire sous-marin, Luc Besson l’avait déjà fixé, bleu sur blanc, en 1991 avec Atlantis, dans lequel la caméra ne traversait jamais la limite sacrée de la surface jusqu’à une « naissance » après laquelle la mer était filmée du ciel. Voyage sous les Mers 3D (Jean-Jacques et François Mantello, soutenus par Jean-Michel Cousteau, 2009) s’en tenait au même confort d’une caméra pénétrant la surface avec une tortue luth tout juste née, et n’en ressortant que pour l’accompagner vers son lieu de ponte. En matière d'écrits sur les films animaliers, chers à André Bazin, la salle de cinéma comme cocon pré-natal a déjà fait couler un peu d'encre : remplie de sons aquatiques, elle se fait scaphandre pour une plongée dans le ventre nourricier de la Terre. D’aucuns imaginent des êtres bleus racontant en ces termes le sort de l’humanité : « They killed their mother. » Ajoutez à cela le Mother de Bong Joon-Ho, et vous l’aurez peut-être aussi, cette impression que l’écologie est en train de se muer en crise œdipienne planétaire. Dans Atlantis, on ne faisait que regarder les dauphins remonter respirer. Oubliez, disait la voix, le monde du dessus. Perrin et Cluzaud sont plus ambigus : puisqu’ils ont besoin de ce monde du dessus pour payer le film, celui-ci ne s’adressera pas qu’aux névrosés nostalgiques du placenta ne rêvant que d’images immergées, mais à tous les autres, ceux qui font le monde, en font le bruit, le construisent, le financent. Ainsi remonte-t-on souvent à la surface dans Océans, le plus souvent au gré d’un insert sur un animal s’éloignant des profondeurs – et cette remontée est brutale.
L’ambition du documentaire façon Perrin, c’est de ressembler à un film. Cela avait nui à Microcosmos (Nuridsany & Perennou, 1996), dont le « scénario », cherchant sans cesse à donner des sentiments aux insectes, faisait osciller les images entre documentaire réussi et nanar débilitant (l’étreinte de deux escargots sur une fausse pelouse à la Ed Wood, et sur fond d’opéra). Perrin et Cluzaud sont un peu plus doués, même s’ils frôlent l’écueil de la série Z lors d’une scène de dispute de voisinage entre une écrevisse et un crabe. La culture cinématographique est bien mieux employée que dans Microcosmos, Océans évoque certains cinéastes comme autant d’éléments du bestiaire cinéphilique : Kubrick (des cristaux en apesanteur à côté d’une goutte sphérique tournoient comme les vaisseaux valsants de 2001), Peckinpah (la « horde sauvage » des dauphins), Lucas (l’eau blanche immaculée traversée de méduses et de poissons argentés, sorte de THX 1138 immergé) et Spielberg : Les Dents de la Mer, mais aussi, étonnamment, Il Faut Sauver le Soldat Ryan (1998). Lors de la première remontée à la surface, initiée par un iguane des Galápagos, succède au silence de l’immersion la violence soudaine du fracas des vagues et la vision d’une étendue de corps humanoïdes sur le rivage - de même que les marines, dans le Débarquement de 1998, se jetaient dans la mer en son subjectif avant d’en ressortir la tête et d’entendre le grondement des armes. La citation devient explicite lorsque, juste après l’apparition de cette Omaha des Galápagos, apparaît une limule, un crustacé dont la carapace lisse ressemble à s’y méprendre aux casques de soldats abandonnés sur la plage. Au fond du plan, une branche morte rappelle les fortifications nazies. Océans serait-il un film historique ?