1 Billets

0 Édition

Tribune 28 juin 2025

Plan social au journal Le Point : l'IAcratie en marche

Le 23 avril, la direction de l’hebdomadaire Le Point a annoncé un plan social sans précédent impliquant la suppression d’un quart de ses effectifs. Afin de combler ses pertes, Le Point a choisi l’IA. Un choix motivé par des raisons financières, mais la nature de ce choix, son ampleur et sa brutalité traduisent aussi tout autre chose. Par le collectif Le Point, créé par des salariés du journal le 30 avril 2025.

Afin de combler ses pertes, Le Point a donc choisi l’IA. Et la suppression d’un quart de ses effectifs. C’est un choix motivé par des raisons financières, mais la nature de ce choix, son ampleur et sa brutalité traduisent aussi tout autre chose. Et cette autre chose, au-delà de notre sort personnel, nous inquiète. Elle est le signe sans précédent d’une décision qui ne se réduit pas à des enjeux économiques. Elle signifie que ces enjeux n’ont été freinés par aucune autre considération. Les capacités d’éblouissement de l’IA, ses vertus supposément prodigieuses sont telles qu’elles relèguent dans l’ombre tout le reste. À commencer par le dialogue social, qui est attaqué dans ses fondements mêmes par la nature du PSE du Point et la façon dont il est conduit.

La technologie de l’IA est perçue par la direction du Point comme un outil aux talents exponentiels et qui, puisqu'il existe, doit être utilisé. Progrès fait loi. Sans recul, sans concertation. Or, même s’il n’est évidemment pas question de s’en passer, l’IA n’est pas un outil comme les autres. Sa force de frappe est telle que, si elle est utilisée sans prise de hauteur, elle risque d’être un facteur de fracture sociale. Une des manières d’en amortir les effets serait de mener une analyse collective de ses apports et des bouleversements (non réductibles à la presse) qu’elle provoque dans l’organisation du travail. Elle aurait mérité mieux que des décisions hâtives, verticales, prises en catimini. Elle nous concerne tous car elle agit sur tous.

Les dirigeants du Point, en s’appuyant sur l’importance du titre au sein de la presse, avaient là l’occasion de se placer à la tête d’une réflexion de grande ampleur. Ils ont choisi de se dispenser de tout questionnement commun et ont plongé en piqué sur les promesses de cette technologie. Cette absence de questionnement se fait au détriment de leurs salariés. Elle se fait aussi et surtout au détriment de la qualité et de la fiabilité de l’information, donc au détriment de la société tout entière.

Ce magazine, qui se targue d’être le représentant d’une information sérieuse et équilibrée, qui se positionne comme un acteur public mesuré, opposé à toute forme de radicalité, ne s'interroge visiblement ni sur le caractère radical de son action, ni sur les conséquences d’un recours à l’IA sur la production de contenus. Or il nous semble, à nous, journalistes, éditeurs, réviseurs et autres salariés du Point, que la presse dans son ensemble et ce journal en particulier, grâce à son pouvoir d’influence, ont un devoir d’exemplarité dans les changements globaux qui sont à l’œuvre. Qu’il leur revient de mesurer ces changements non seulement pour réaliser des économies à court terme, mais pour élaborer des modèles collectifs à long terme.

« Il y aura ceux qui se seront formés à l’IA et les autres, nous a prévenus la direction du Point. Il y aura aussi ceux qui se seront formés à l’IC (intelligence collective) afin de réduire la cohorte de ces “autres” », lui répondons-nous.

Cette intelligence collective aurait obligé la direction du Point à se doter d’un cadre éthique autour de l’IA, de communiquer en toute transparence sur ses potentialités, de mettre en place des outils d’accompagnement et de formation auprès de ces « autres », exclus d’emblée de son discours de la rente technologique. Alors que les enjeux sont colossaux et dépassent la seule survie d’un magazine, il aurait été crucial d’inviter le personnel à conduire avec elle une réflexion sur le sujet. Au lieu de cela, elle a choisi de jeter certains de ses salariés aux oubliettes en leur signifiant sans égards leur inutilité.

À titre d’exemple, nous sommes tenus dans l’ignorance des modalités d’utilisation des outils censés remplacer les réviseurs (dont le service est entièrement supprimé). Faute de cette connaissance, nous sommes dans l’impossibilité de faire valoir notre métier et de défendre nos intérêts. Être ignoré et subir : cela aboutit inévitablement à de la colère.

Comble du cynisme, la direction a même conduit pendant plusieurs mois des tests d’IA auprès de certains des réviseurs qu’elle s’apprêtait à licencier. Ces derniers ont nourri sans le savoir la bête qui allait les dévorer, réduits à une simple chair à optimisation avant éviction. Par ailleurs, les retours des tests ont tous été négatifs. Sur quelle expertise s’appuie donc la direction pour juger des performances de l’IA en matière de correction et de vérification de l’information ? Et dans quelles proportions cet outil sera-t-il utilisé pour remplacer les rédacteurs ?

Nous ne le savons pas. L’IAcratie serait-elle en marche ?Au-delà de l’immoralité du procédé, cela montre surtout que Le Point s’est mis à la remorque de la technologie, s’est laissé mystifier par ses nombreux appâts. Qu’il ne s’est doté d’aucun garde-fou dans l’exercice de sa gouvernance, qu’il use de cette dernière sans s’imposer de limites, ne jugeant pas utile que la course au progrès fasse l’objet d’un encadrement particulier.

Illustration 1

Dans sa peur panique de voir le titre disparaître, la direction du Point voit dans l’IA un deus ex machina inespéré à condition de faire vite. Elle a gardé pour elle ses projets, tenu les délégués du personnel à l’écart malgré leurs demandes répétées. Elle a rompu le pacte de confiance du dialogue social, voulant que chacun ait le même niveau d’information au même moment, a retardé et affaibli volontairement l’action du CSE. Elle a enfin empêché des salariés sidérés de prendre en main leur destin.

Par cette façon de faire, la direction du Point montre le visage d’une instance détenant non seulement le pouvoir, dont elle use sans complexe, mais aussi le savoir, dont elle impose les conclusions à ceux auxquels elle en restreint sciemment l’accès, au mépris de la confiance nécessaire au dialogue social. Ce n’est pas sans rappeler les heures glorieuses de la révolution industrielle, quand le prolétariat était à la merci d’un patronat omnipotent et sourd, dirigé par les seules voix du « progrès » et du profit.

Dans notre cas, en plus d’être sourd, le patronat est muet : aucun membre de la direction du journal n’a daigné s’adresser à nous depuis l’annonce du plan social. Par gêne ? Par indifférence ? C’est une violence de plus. Cet exercice brutal du pouvoir est la marque d’une régression sociale d’autant plus inquiétante qu’elle provient d’un titre qui se réclame de la défense de la liberté et de la démocratie et se fait fort de participer à la vitalité du débat d’idées dans notre pays. Comment Le Point pourra-t-il jouer ce rôle au sein d’une démocratie qu’il aura contribué à abîmer ?

Cette même démocratie montre, depuis plusieurs années, des signes inquiétants de fragilité dans le monde (ce que Le Point, à raison, ne manque pas de relayer), et le recours sans précaution à un outil qui en modifie l’organisation en profondeur représente un risque supplémentaire d’ébranlement sur lequel nous devrions collectivement nous pencher. L’Histoire nous a appris que les bouleversements technologiques, à l’origine de bouleversements économiques et sociaux, annoncent bien souvent autre chose.

La direction du Point a le soutien de son propriétaire, le groupe dirigé par François Pinault, qui vise avant tout la survie du titre et sa rentabilité. Au terme du plan social, un quart des effectifs sera licencié, le reste des salariés verra sa charge de travail considérablement accrue, et la fiabilité du titre sera irrémédiablement compromise. À quoi bon survivre si c’est pour fouler un tapis de cendres ?

Le collectif Le Point, créé par des salariés du journal le 30 avril 2025.