Le Parlement examine actuellement une proposition de loi transpartisane visant à lutter contre les déserts médicaux. Son objectif est de rééquilibrer la répartition des médecins généralistes et spécialistes sur le territoire, en encadrant leur installation par une autorisation administrative. Cette autorisation serait obtenue de droit dans toutes les zones sous-dotées en médecins, tandis que dans les zones déjà bien pourvues, l’installation de nouveaux médecins serait conditionnée au départ de médecins exerçant la même spécialité.
L’encadrement de l’installation des médecins libéraux est soutenu par 90% des Français.es selon plusieurs sondages (IPSOS, UFC). Deux tiers des Français.es considèrent par ailleurs que la médecine libérale et les établissements de soins privés devraient être des services publics.
Les syndicats d’étudiants et de médecins libéraux restent pour leur part très réservés, voire clairement opposés à cette régulation. Cette opposition historique est à son tour critiquée par plusieurs associations de patients, telles que France Asso Santé qui considère que le refus de toute régulation constitue une forme “d’outrance et d’indignité”.
La régulation de l’installation des médecins envisagée par cette proposition de loi offre-t-elle une perspective efficace pour résorber les déserts médicaux ?
Dans le contexte d’un débat public particulièrement vif, le collectif Nos Services Public propose un récapitulatif des données et des arguments en présence.
Quels sont les principes fondamentaux concernant le droit à la santé en France ?
Le préambule de la Constitution de 1946 dispose que la Nation garantit « la protection de la santé ». Selon la loi, ce droit fondamental « doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne » (article L1110-1 du code de la santé publique).
L’accès à la santé et aux soins doit donc être garanti sans conditions de ressources et sur l’intégralité du territoire.
Ce droit à la santé implique des obligations particulières pour les pouvoirs publics et les professionnels de santé. Il justifie notamment que des mesures puissent encadrer la liberté d’installation des médecins, dont le principe n’est inscrit dans aucun texte fondateur de la République.
De plus, le financement collectif et solidaire de notre système de santé, organisé par la puissance publique, permet d’assurer à un médecin généraliste un revenu 3 fois supérieur au revenu moyen en France, au 7ème rang des pays de l’OCDE. Le revenu des spécialistes représente en moyenne 5 fois le salaire moyen. La prise en charge de dépenses par la Sécurité sociale permet par ailleurs aux médecins de pouvoir prescrire sans pression économique et de fixer le niveau de leurs revenus par le nombre de consultations et d’actes effectués et, pour ceux exerçant en secteur 2, par le niveau des dépassements d’honoraires.
Quels sont les problèmes liés aux déserts médicaux, qui concernent un quart de la population française ?
Les déserts médicaux représentent 87 % du territoire et concernent 24 % de la population. Un désert médical se caractérise par un nombre très insuffisant de professionnels de santé par rapport à la population. Dans de nombreux déserts médicaux, l’accès effectif à la santé n’est plus garanti. Les déserts médicaux ont des effets négatifs pour les patients, les médecins libéraux et le fonctionnement des hôpitaux.
Pour les patients, cette carence provoque un allongement des délais d’attente et des distances à parcourir pour consulter un médecin. Pour les 10 % de la population qui habitent les territoires les moins dotés, il faut 11 jours pour obtenir un rendez‑vous avec un généraliste, 93 jours pour un gynécologue ou encore 189 jours pour consulter un ophtalmologue.
En 2024, 45% des Français.es auraient renoncé à se soigner, soit par manque de rendez-vous disponibles, soit pour des raisons financières.
En effet, le manque de médecins dans certains territoires crée aussi des obstacles financiers : dans un désert médical, il est plus probable de devoir consulter directement un médecin spécialiste, faute de généraliste disponible, en payant dès lors des honoraires plus élevés. Il est également plus probable de devoir payer des dépassements d’honoraires, en l’absence de spécialistes conventionnés en secteur 1, d’autant qu’au niveau national, la part des généralistes dans le nombre total de médecins tend à diminuer, et que plus de la moitié des médecins spécialistes présentent des dépassements d’honoraires. Il est enfin plus difficile, voire impossible, de désigner un médecin traitant, ce qui expose les habitants des déserts médicaux à des consultations nettement moins bien remboursées par la Sécurité sociale.
Pour les médecins libéraux, exercer dans un désert médical suppose de parcourir des distances plus longues et de prendre en charge un nombre plus important de patients. Les médecins voient alors leur temps de travail augmenter tout en ayant moins de temps à consacrer à chaque patient. Lorsque la prise en charge d’un patient nécessite l’intervention de différents spécialistes, les difficultés d’accès et les files d’attente limitent la fluidité du parcours des patients et l’efficacité des traitements, ce qui est une source d'insatisfaction pour les patients mais aussi pour leurs médecins.
Pour les personnels hospitaliers, les déserts médicaux contribuent à l’engorgement des urgences hospitalières, parce que les patients recourent aux urgences pour accéder à un médecin, et parce que la difficulté d’accéder à des consultations régulières aggrave leur état de santé.
Les hôpitaux voient ainsi leur fonctionnement pénalisé par l’inégale répartition des médecins libéraux, alors même qu’ils supportent une part prépondérante des économies imposées au champ sanitaire et social ces dernières années, et pour lesquelles les médecins libéraux ont peu été mis à contribution.
De fait, la régulation de l’installation des médecins, en aidant à désengorger les urgences hospitalières et en fluidifiant les parcours des patients, devrait contribuer à améliorer l’efficacité du système de soins, en cohérence avec la notion d’ “efforts partagés et justes” demandés à l’ensemble des citoyen.ne.s.
Est-ce que le recul du nombre de médecins concerne l’ensemble du territoire ?
Non : parallèlement à la désertification de certains espaces, la densité médicale augmente dans d’autres territoires. Entre 2010 et 2024, la densité médicale s’est détériorée dans les 69 départements, tout en augmentant dans 31 départements.
Les inégalités entre les 10 départements les mieux dotés en médecins spécialistes et les 10 départements les moins bien dotés ont augmenté, avec un écart de densité passé de 2,2 en 2010 à 2,9 en 2024, selon l'ordre des médecins. Les écarts sont encore plus importants concernant certaines spécialités : le nombre de chirurgiens libéraux est ainsi passé de 3,2 à 0 pour 100 000 habitants dans le département le moins bien doté, alors qu’il a augmenté dans le département le mieux doté pour passer de 28,9 à 36,1 professionnels pour 100 000 habitants, selon les données de l'assurance maladie.
La polarisation de plus en plus forte entre zones bien pourvues et zones sous-dotées en médecins montre que les incitations financières prévues pour rééquilibrer l’installation des médecins n’ont pas permis de corriger ces inégalités.
Pourquoi les médecins se concentrent-ils dans les grandes villes ?
Le lieu d’installation des jeunes médecins est principalement déterminé par des aspirations individuelles, et notamment le souhait de demeurer à proximité de leur famille et proches du lieu où ils ont grandi ou accompli leurs études.
Or les étudiant.e.s en médecine sont le plus souvent issus des milieux urbains et y passent nécessairement leurs années d'études universitaires, concentrées dans les Facultés et les centres hospitaliers universitaires (CHU) des moyennes ou grandes agglomérations.
D’autres facteurs interviennent dans le choix du lieu d’installation, tels que le temps de travail médical souhaité, le niveau de revenus attendu et les contraintes de participation à la permanence des soins, comme le rappelle l'ordre des médecins. Or ces critères désincitent les médecins à s’installer dans les zones sous-dotées, car elles et ils auront à prendre en charge des patient.e.s plus nombreuses, tout en ayant à parcourir des distances plus importantes pour répondre à leurs besoins professionnels et personnels.
Dans certains territoires, la faible densité des médecins se cumule avec l’éloignement des services publics et la difficulté de trouver un emploi pour leur éventuel.le conjoint.e. Les territoires les moins bien dotés se trouvent ainsi pris dans un cercle vicieux.
Si les aspirations individuelles qui orientent l’installation des médecins sont légitimes, elles contribuent, en l’absence de mesures correctives, à une polarisation croissante du territoire entre les zones bien pourvues et les déserts médicaux.
En quoi cette proposition de loi est-elle une étape importante pour résorber les déserts médicaux et offrir un service public de santé sur l’ensemble du territoire ?
L’ensemble de ces constats montrent que le service public de la santé n’est pas suffisamment territorialisé : l’organisation actuelle du système ne garantit pas un accès universel aux soins sur l’ensemble du territoire. En parallèle, les médecins constituent la seule profession médicale dont l'installation n’est pas régulée, car les tentatives précédentes de régulation ont échoué devant l’opposition historique des syndicats de médecins libéraux.
Les opposants à cette régulation affirment que le véritable problème réside dans le trop faible nombre de médecins, et non dans leur répartition sur le territoire. Les syndicats de médecins libéraux et le conseil de l'ordre des médecins affirment ainsi que « réguler la pénurie ne résoudra pas la pénurie ».
Pourtant, ce contexte de pénurie n’a pas empêché la densité médicale d’augmenter dans certaines zones déjà bien pourvues ces dernières années.
De plus, en cas de pénurie d’un bien commun ou d’une ressource essentielle, il apparaît raisonnable d’intervenir pour en garantir une répartition équitable et cohérente. Et si les mesures d’incitation et d’autorégulation échouent, il est légitime que la puissance publique intervienne pour assurer cette bonne répartition.
Surtout, il ne semble pas pertinent d’opposer la quantité et la répartition territoriale des médecins, car c’est bien la conjugaison de ces facteurs qui permettra de garantir un accès effectif à la santé sur tout le territoire. Si la réforme du numerus clausus devrait permettre d’augmenter le nombre de nouveaux médecins, ses effets ne bénéficieront aux déserts médicaux qu’à condition de pouvoir orienter vers ces territoires une partie des médecins supplémentaires ainsi formés.
Enfin, cette régulation s’inscrit dans la reconstruction d’un service public de santé territorialisé, fondé sur les besoins de soins de la population et attendue par celle-ci.
Cette régulation implique des mesures d’accompagnement, telles que la création et le renforcement, dans les zones les moins pourvues, de filières de soins publiques, de centres de santé à but non lucratifs adossés aux hôpitaux publics, avec un financement fondé sur les besoins des populations et permettant la constitution d’équipes pluriprofessionnelles stables, avec des vacations de professionnels venant de zones non déficitaires et des hôpitaux.
Quelles sont les contraintes d’installation à anticiper pour les médecins ?
La régulation de l'installation des médecins ne concernera qu’une petite partie du territoire et restera sans impact sur la liberté de choix de la grande majorité des médecins.
Les zones dans lesquelles l’installation des médecins sera à conditionnée figurent en blanc sur la carte ci-dessous. Elles concernent pour l’essentiel les littoraux et les grandes villes. Les zones rouges, oranges et bleues figurent les territoires où l’installation des médecins sera autorisée sans conditions.

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Selon une première estimation, 435 médecins seraient concernés par une installation conditionnée, sur les 2300 professionnels amenés à choisir un lieu d’installation chaque année. Seuls 19 % des nouveaux médecins seraient ainsi empêchés d’ouvrir leur cabinet dans une zone déjà bien dotée malgré leur souhait de s’y installer.
De plus, ces médecins pourront installer leur cabinet à quelques kilomètres du lieu initialement souhaité, en proche banlieue parisienne si elles ou ils ne peuvent s’installer dans Paris intra-muros par exemple. Les banlieues des grandes villes constituent souvent des zones sous-dotées. Plus de 96% des Franciliens vivent ainsi en zone sous-dotée, Paris (sauf un arrondissement) faisant seul figure d'exception. On retrouve cette configuration dans d’autres régions comme en Aquitaine.
A un niveau plus fin, certains quartiers constituent des zones sous-dotées et prioritaires au sein de zones bien dotées, comme en Bretagne ou en PACA. Enfin, aucune loi n’interdit aux médecins d’habiter dans ces zones : l’autorisation administrative ne porte que sur le lieu d’installation professionnelle.
La régulation de l’installation des médecins prévue par cette proposition de loi transpartisane générera des contraintes limitées pour une minorité de nouveaux médecins, tout en bénéficiant aux 9 millions de Français.es et aux médecins libéraux qui subissent actuellement les effets déserts médicaux.
Elle apportera une réponse plus rapide que la réforme du numerus clausus, dont les effets ne seront perceptibles qu’à long terme, et à condition de pouvoir justement flécher vers les déserts médicaux une partie des médecins supplémentaires ainsi formés.
Elle devrait enfin contribuer au désengorgement des urgences hospitalières tout en constituant la première étape vers un service public garantissant l’accès à la santé sur l’ensemble du territoire.
Il est temps de mettre en place un service public de santé territorialisé construit avec les professionnels de santé et les usager.e.s à partir des besoins de soins.