VINGT
La “Maison de Nanterre”, l’hôpital où sont encore emmenés les sans-abris de la capitale, a un charme certain sous le soleil d’hiver. L’édifice date de la fin du 19e siècle et ressemble plus à une caserne. Ses premiers locataires furent d’ailleurs des détenus déplacés de la prison de Saint-Denis, en 1887. Elle est devenue juste après, sous la responsabilité du Préfet de la Seine, un “dépôt de mendicité”. C’est en 1902 que la prison quitte définitivement l’hôpital.
Les nombreux corps de bâtiments de deux à quatre étages sont disposés perpendiculairement et bordés sur certains côtés par de hauts murs. Le transport des cadavres, où qu’ils se trouvent dans l’hôpital, se fait par les sous-sols, vestiges des anciens cachots. Pour atteindre la morgue qui se situe tout au fond (on perçoit de l’autre côté de l’immense mur le bruit de l’A15), je parcours une rue intérieure de sept-cents mètres et me gare à côté du corbillard, aussi noir et scintillant que ma moto.
lundi 16
Crémation N
Serge C, 62 ans
Chambre funéraire hôpital F Echoes (Pink Floyd)
Crématorium
Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un tout dernier hommage à Monsieur Serge C. Selon sa volonté, il sera incinéré. Ses cendres seront dispersées dans le jardin du souvenir.
Il n’y a pas de discours qui puisse estomper la perte… etc.
La cérémonie qui suit la disparition d’un être aimé échappe à… etc. Nous sommes ici, autour du cercueil de Serge C, pour vivre ensemble une étape, pour reprendre le souffle qui s’est suspendu avec sa mort. Une respiration nécessaire, indispensable, afin de laisser aller les souvenirs, les joies passées, la tristesse bien présente. Serge C nous a quittés le 8 février, à l’âge de soixante-deux ans.
Soixante-deux ans, c’est bien trop jeune pour mourir… l’injustice. Votre père, votre frère, votre cousin, votre ami était un homme attachant. La mort ne détruit pas les liens que vous avez tissés. De nombreuses vies ont croisé la sienne ; toutes se sont enrichies des expériences et des souvenirs partagés.
une pensée pour son père Charles, âgé de 85 ans, vit à La Rochelle et n’a pu se déplacer. Mélanie, Romuald, Luc, Évelyne, vous vivez maintenant le premier chagrin pour lequel votre papa, votre frère, votre ami, ne pourra pas vous consoler. Le plus souvent, la mort nous accompagne de loin, nous la connaissons vaguement, nous l’attendons, nous en souffrons même lorsqu’elle nous soulage. On se souvient, on pense à la personne disparue, on fait des bilans. aphorisme pensée - émotion
Cette idée aurait sans doute plu à Serge ; il cherchait à dépasser les limites, à provoquer le hasard.
Echoes
« Les inconnus passent dans la rue
Par chance deux regards se rencontrent
Et je suis toi et je me vois
Et je te saisis par la main
Et te mène à travers la plaine
Et aide-moi à tout comprendre
Et nul ne nous dit de partir
Et nul ne nous fait baisser le regard
Et nul ne parle et nul n’essaie
Et nul ne vole autour du soleil... »
Bio
Serge C est né le 17 octobre 19… à Caudebec-lès-Elbeuf. Avec son jeune frère, Luc, il a vécu une enfance heureuse, en Normandie. Puis il a exercé la très belle (et aujourd’hui pratiquement disparue) profession de typographe.
la typographie, la précision, la concentration… premier métier de mon paternel !
Très jeune, en 1971, Serge épouse Dominique avec laquelle il a deux enfants (Mélanie, Romuald). Vous aussi avez eu une enfance heureuse… jusqu’à cette année maudite (19…) où votre maman est morte d’une tumeur au cerveau. Vous aviez seize et treize ans !
la cruauté et le parallèle entre les deux décès
Tout a basculé pour votre famille. Serge s’est perdu. Mais il a fait son possible pour continuer à aimer la vie. En profiter autant que possible, même s’il ne mesurait pas forcément les conséquences de cet appétit, sur lui-même et sur ses proches. Par-dessus tout, il ne voulait blesser personne. Il s’appliquait à être aimable et à être aimé. Et pour cela, il savait plaire : toujours un mot gentil, toujours attentif à son apparence, très coquet. Il adorait l’instant présent, quitte à oublier parfois la réalité. Il adorait la musique, notamment les Beatles.
With a little help from my friends (Beatles) Avec un peu d’aide de mes amis :
« Que penserais-tu si je chantais faux
Te lèverais-tu et me laisserais-tu tomber ?
Tends les oreilles et je te chanterai une chanson
Et j’essaierai de chanter juste
J’y arrive avec un peu d’aide de mes amis... »
Mémoire
Peu présent dans la période (ô combien cruciale !) de votre vie de jeunes adultes, Serge était revenu vers vous il y a deux ans (Mélanie, Romuald). Thomas, Noa, Antoine, Axelle, Raphaël, vos enfants, n’ont pas vraiment connu leur grand-père ; ils mesureront cette perte plus tard. Les grands-parents sont tellement importants dans notre construction personnelle !
Vous leur direz, peut-être est-ce déjà fait, que leur grand-père avait cette qualité qui permet de rire de tout ou presque. Il adorait faire des blagues, jouer avec les mots. Serge est tombé malade il y a plusieurs mois. Il a peut-être dit, comme Coluche : « Si j’en ai l’occasion, j’aimerais mieux mourir de mon vivant ! », ou encore : « Un conseil : ne buvez pas d’alcool au volant : vous pourriez en renverser ! » ; « Je ferai aimablement remarquer aux hommes politiques qui me prennent pour un rigolo que ce n’est pas moi qui ai commencé. » Et enfin : « Je vous raconterais bien une (autre) connerie mais vraiment y en a plein les journaux. »
Séparation
Recueillement (pétales + chemin)
Une part de chacun d’entre nous accompagne Serge. Ainsi, la vie reste un peu avec la mort avant de pouvoir revenir vers les vivants.
With a little help from my friends (version Joe Cocker)
Encore un hommage difficile à rédiger. Le mort était alcoolique depuis la mort de sa femme… il y a vingt-trois ans. Son actuelle chérie, récente de deux ans, l’a aidé à boire, ce qui n’arrange pas les relations familiales. Il a abandonné ses enfants, reniés presque ; son fils préféré, disait-il, était celui de sa copine ! Le frère m’a donné peu de renseignements, mais a insisté sur son égoïsme, son insouciance, son manque de choix dans la vie.
Plutôt que d’intervenir à l’hôpital, le flic a mis les scellés dans le couloir du crématorium, devant moi certes car je passais par hasard. C’est limite légal car j’ai appris que je suis responsable en cas d’inversion de corps. La présence de l’officier de police devant la famille est une garantie juridique. Enfin, je ne vais pas me plaindre plus que ça d’un pandore qui se fiche des règlements.
Le frère, les enfants, les amis, tout le monde m’a chaleureusement remercié.