VINGT-CINQ
Le plaisir de me sentir utile, la satisfaction du travail bien fait, les retours chaleureux des familles, l’aisance avec les corps sans vie, la conduite des convois, la confiance que j’inspire dans les contacts, la prise de parole mesurée et à la fois impertinente, la recherche musicale et poétique, l’écriture laborieuse mais victorieuse… tout cela n’aurait-il pas fait le poids face à un porteur acariâtre, un maître de cérémonie exclusif et une calotine irascible ?
Quand mes deux employeurs ne m’ont plus appelé, je n’ai pas vraiment insisté. Ayant d’autres chats à fouetter, ce n’est qu’après plusieurs mois que je me suis enfin décidé à aller voir l’un d’entre eux. À l’entendre, tout était normal, aucun problème, il n’avait tout bonnement rien à me proposer. Bah voyons ! J’ai finalement réussi à lui faire admettre qu’il ne souhaitait pas s’attirer plus de problèmes, notamment avec l’Église. Étant un garçon bien élevé, j’ai évité de saccager son agence et nous nous sommes quittés poliment.
Dans cette obscure corporation des pompes funèbres, j’ai emmagasiné suffisamment de relations et de savoir-faire pour vendre mes services un peu partout. Les deux années qui ont suivi, je n’ai pas prospecté, juste répondu à quelques annonces, fait un ou deux actes de candidature et, n’ayant pas de réponse franche et immédiate, j’ai abandonné.
Pourquoi ce peu d’insistance de ma part ? Est-ce que j’avais fait le tour de la question ? Est-ce que j’en avais ma claque de bosser pour si peu ? Probablement les deux. Au même tarif, la plupart des MC indépendants travaillent deux heures en moyenne. Ça m’en prenait au moins quatre à chaque fois, non que je sois lent mais parce que j’allais chercher les infos et écrivais un hommage réellement personnalisé. Quant aux MC rattachés à des agences funéraires, ils font plusieurs convois par jour, se contentant de lire la plaque d’identité du défunt et de prononcer les deux ou trois formules consacrées. C’est pour éviter cela que j’ai décliné plusieurs offres de plein temps.
Mon boulot de comédie, de chant et mise en scène m’empêchait-il de faire sérieusement le maître de cérémonie ? Non, j’arrivais à concilier le tout. Jusqu’à un certain point toutefois puisque la fin de mon activité funéraire régulière et rémunérée a concordé avec l’apprentissage d’un rôle qui m’a demandé beaucoup de temps et d’énergie : Leporello (valet de Don Giovanni chez Mozart) [1]. Non seulement je l’ai chanté dans l’année, mais je travaillais également sur la mise en scène de cet opéra pour la saison suivante, avec toute l’organisation que cela implique.
Je conserve un pied dans la tombe puisqu’on me demande parfois d’organiser des funérailles. Ce que je fais volontiers et gratuitement, comme je l’ai dit en début de récit. Lorsque je ne peux me rendre sur place et assurer une cérémonie, je conseille la famille et entame la procédure auprès du meilleur professionnel, c’est-à-dire celui qui n’arnaquera personne.
Quelques années plus tôt, j’avais étudié la faisabilité de l’installation d’un crématorium dans ma ville. J’habite un bassin de population où il y en aurait grand besoin. Le premier adjoint de l’époque était emballé par ma proposition de bâtiment à énergie positive et polyvalent. Un lieu pour dire adieu à nos proches couplé avec un lieu de spectacles, un restaurant, une bibliothèque… un cinéma pourquoi pas. Les possibilités sont infinies. Plutôt que d’y pratiquer la crémation très dispendieuse en énergie et au moins aussi polluante que l’inhumation, j’avais regardé les différentes autres techniques, encore interdites en France :
La promession, où le corps du défunt, après avoir été conservé à -18°C, est placé dans l’azote liquide. Après avoir refroidi à -196°C, le corps est réduit en fines particules et placé dans une urne biodégradable.
L’aquamation, où le corps du défunt est placé dans l’eau à 93°C complétée par des doses de carbonates et d’hydroxydes. Au bout de quatre à six heures, il ne reste que les os. Cette solution ne produirait pas de matières polluantes et consommerait dix fois moins d’énergie que la crémation.
L’humusation, où le corps est déposé à même le sol dans un compost de matières végétales broyées. Après une année, on récupère au moins un mètre cube de terreau d’excellente qualité. Cette solution sans dépense d’énergie ne produirait aucun rejet toxique.
Ce projet n’a pas – encore – vu le jour. Je n’ai pas été suffisamment persuasif, mais je ne doute pas qu’une volonté collective saura le porter le moment venu. Je n’aurai alors pas perdu mon temps dans les funérailles en évoquant régulièrement le potentiel des forces inépuisables et insoupçonnables de vie que la mort de nos proches peut libérer.
[1] Sganarelle chez Molière.