NEUF
Toutes les maisons de retraite disposent de leur petit funérarium, au sous-sol. Aujourd’hui, ne connaissant pas l’entrée de service, je suis arrivé par l’accueil. Étrange sensation que de croiser des pensionnaires qui regardent passer les jours pour aller retrouver l’une de leurs compagnes d’épilogue qui ne verra plus jamais rien. Malgré les couleurs reposantes des murs, les noms de fleurs, d’oiseaux ou de je ne sais quelles autres platitudes sur les portes des salles, les rampes à hauteur de chaise roulante et le sourire des personnels, j’ai du mal à saisir la poésie de ces établissements.
La chambre mortuaire me rappela la réalité de ma tâche. Bonjour madame, vous êtes morte, j’ai l’honneur de présider à vos obsèques. Tout se passera bien.
vendredi 3
chambre funéraire résidence L, cimetière C
Alba B, 85 ans
Chambre funéraire musique Miserere et Requiem æternam (Mozart)
Cimetière petite procession jusqu’au lieu de cérémonie
Préparation : corbillard, fleurs, etc.
Placement de la famille, compléments d’information
Proclamation
Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis ici aujourd’hui, dans ce très joli petit cimetière de C, pour rendre un dernier hommage à Madame Alba B. L’équipe Pasteur, qui n’était pas au complet tout à l’heure, et les enfants remercient tous les gens présents et ceux qui n’ont pas pu venir. Au terme de cet hommage et selon sa volonté, Madame B sera inhumée, juste dans cette tombe, ici.
La cérémonie qui suit la disparition d’un être aimé nous permet de suspendre le temps. Ça fait du bien. Un moment, une profonde respiration, pour laisser aller les souvenirs, les joies passées, la tristesse bien présente. Alba B nous a quittés samedi dernier, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Cette femme solide, curieuse de tout, cette mère aimante et aimée s’est battue durant une douzaine d’années contre la maladie.
Votre maman, croyante, vivait sa foi en cherchant des réponses dans la religion chrétienne. Quoi qu’elle ait trouvé de spirituel qui l’apaise et la réconforte (j’espère, je ne doute pas que ce soit le cas), elle laisse une trace qui aujourd’hui vous écrase, et qui demain sera Le Souvenir, poème de Doris Lussier (1918-1993) :
« Un être humain qui s’éteint, ce n’est pas un mortel qui finit.
C’est un immortel qui commence.
C’est pourquoi en allant confier où il dormira doucement à côté des siens,
en attendant que j’aille l’y rejoindre,
je ne lui dis pas adieu, je lui dis à bientôt.
Car la douleur qui me serre le cœur raffermit, à chacun de ses battements,
ma certitude qu’il est impossible d’autant aimer un être et de le perdre pour toujours.
Ceux que nous avons aimés et que nous avons perdus ne sont plus où ils étaient,
mais ils sont toujours et partout où nous sommes.
Cela s’appelle d’un beau mot plein de poésie et de tendresse : le souvenir. »
Bio
Du Paraguay où elle est née le 3 décembre 19… dans le village de Caaguazú, Alba B a beaucoup voyagé, notamment en Amérique du Sud, avec – comme les peintres ont leurs “époques” – son époque brésilienne, avant sa période française.
Comptable de formation, elle a toujours ressenti le besoin de créer des choses ; très agile, toujours occupée par des tâches, des ouvrages, des projets à bâtir. Un temps nourrice, Alba adorait les enfants qui lui rendaient bien. Son grand-œuvre fut sa famille : cinq enfants, Charles(-Antoine), Sonia(-Graziella), car vous avez tous un double prénom – d’ailleurs je ne l’ai pas dit tout à l’heure, je le rappelle : Alba-Diamantina –, ensuite et j’essaie de ne pas me tromper dans l’ordre, Julio-César, puis Anne-Marie, et pour finir Nelly-Christine. Julio-César qui n’est pas là aujourd’hui et qui est là par la pensée ; il tenait vraiment à être là mais il n’a pas pu venir. Cinq enfants, tous « fans de maman ».
En 1970, (le petit Charles avait dix-onze ans) elle traversait l’Atlantique en bateau pour s’installer en Europe de l’Est, enfin presque : Nancy, où elle vous a élevés seule. Oui seule, car elle avait décidé de s’émanciper d’un époux, votre papa, dont les idées s’accommodaient mal d’une femme libre et moderne. Franche mais jamais blessante m’avez-vous dit. Ça c’est une attitude de femme libre. La liberté, c’est une des qualités qui la définissait. Libre d’être elle-même, puis de vous enseigner à l’être vous-mêmes.
L’amour est plus fort
Et toujours avec amour. Alba dispensait « tellement d’amour » m’avez-vous dit. Dispensait tellement d’amour à ses enfants bien sûr, ses amis, les amis de ses amis, les amis de ses enfants… tous subissaient avec bonheur son empathie. Tous aimaient la femme de cœur et la femme d’action. Madame B savait tout faire : la reine du tricot – et là tout de suite j’ai pensé à ma grand-mère qui m’étonnait parce qu’elle ne retournait jamais son tricot, et je crois que votre maman faisait pareil : elle tricotait d’un côté, et hop, elle repassait à l’autre sans retourner l’ouvrage. C’est une rentabilité accrue et j’imagine une régularité aussi parfaite (rires). La broderie, bien évidemment la cuisine, et à vous voir, ça ne devait pas être si mauvais (rires). Elle adorait recevoir et ne laissait jamais personne repartir de chez elle sans s’être assurée d’une prise de poids conséquente chez son invité.
Elle adorait la vie et ce qui la rend si belle, comme la musique, les musiques : elle aimait le classique, la variété, le rap… toutes les musiques. Françoise Hardy m’avez-vous dit, Julio Iglesias, Jacques Brel.
Ne me quitte pas
je cherche la musique suivante Je vous prie de m’excuser. Pour tout vous dire, vous inaugurez ce nouveau matériel que j’ai acheté. C’est très très bien.
Mémoire
À la fin de sa longue vie, votre maman, votre amie, a souffert d’une maladie neurodégénérative : la « démence à corps de Lewy ». Les “corps de Lewy”, ces dépôts qui se logent dans le cerveau, l’empêchent de fonctionner, déréglant ainsi peu à peu les fonctions vitales et entraînant toutes sortes d’hallucinations. Souvent confondue avec la maladie d’Alzheimer, cette “démence” ne se soigne malheureusement pas. La conscience, la mémoire du malade sont rendues aléatoires. Que ce soit dans ses moments de lucidité ou lorsqu’elle semblait ne pas avoir de prise sur la réalité, sur notre réalité, Alba ressentait certainement avec acuité le grand désordre qui la terrassait progressivement.
Pour une femme organisée, entreprenante, courageuse, créative, sensible comme elle l’était… ce fut une authentique souffrance. « Je suis malheureuse et je rends tout le monde malheureux. » disait-elle. Aujourd’hui Madame, tout le monde est malheureux parce que vous n’êtes plus. Et tout le monde est heureux parce que vous ne souffrez plus.
La Mort n’est rien, Henry Scott Holland (1847-1918)
« L’amour ne disparaît jamais.
La mort n’est rien.
Je suis seulement passé dans la pièce d’à côté.
Je suis moi, tu es toi :
Ce que nous étions l’un pour l’autre,
Nous le sommes toujours.
Donne-moi le nom que tu m’as toujours donné.
Parle-moi comme tu l’as toujours fait.
N’emploie pas un ton différent.
Ne prends pas un air solennel ou triste.
Continue à rire de ce qui nous faisait rire ensemble.
Prie, souris, pense à moi, prie pour moi.
Que mon nom soit prononcé à la maison
Comme il l’a toujours été,
Sans emphase d’aucune sorte,
Sans trace d’ombre.
La vie signifie tout ce qu’elle a toujours signifié.
Elle est ce qu’elle a toujours été.
Le fil n’est pas coupé.
Pourquoi serais-je hors de ta pensée
Parce que je suis hors de ta vue ?
Je t’attends, je ne suis pas loin,
Juste de l’autre côté du chemin.
Tu vois tout est bien. »
Tout est bien comme elle le souhaitait tout le temps. Alba-Diamantina toujours impeccablement tenue, coquette, maquillée jusque dans ses dernières années, jusque dans ses derniers jours. Et, une belle femme je dois dire, qui adorait le mauve, ce mauve qui, avec la maladie, s’est transformé en pourpre.
Lorsqu’en 2003 elle se casse la hanche, début de ses ennuis, elle demande à Sonia d’apporter ses boucles d’oreilles, et puis le miroir parce que… il faut faire le sourire au brancardier, au personnel. Donc le miroir, les boucles d’oreilles, le vernis et le rouge à lèvres. Et puis j’imagine encore d’autres choses.
Toujours préoccupée par ses enfants. Julio lui rend visite (jusqu’au dernier moment il lui a rendu visite) : il sort de la chambre ; « Mon fils, ne t’inquiète pas. Dès que tu franchiras la porte de ton appartement, ton repas sera prêt, sera servi. ». Et à un ami qui la visitait – peut-être est-ce vous – elle donne son plateau repas.
Maintenant, j’ai envie de citer un auteur que j’imagine votre mère appréciait beaucoup. C’est un texte très court, qui fait partie de la préface que Victor Hugo a écrite pour “Les Misérables”. Voici ces quelques lignes.
« L’espace est un océan. Les univers des îles. Mais il faut des communications entre ces îles. Ces communications se font par les âmes. La mort fait des envois d’esprits d’un monde à l’autre. »
Pour terminer cet hommage, après avoir fait sa connaissance dans la mort, je me risque à affirmer que par ses actes, Alba créait un état, celui d’être heureux.
Séparation
Avant de nous séparer définitivement de Madame Alba B, Monsieur André C va nous dire une prière. Je vous en prie Monsieur.
il marmonne un “Seigneur, toi qui nous as donné l’eau courante, accorde-nous le chauffage, etc.” pendant près de trois minutes ; je superpose le violon-piano de la Liste de Schindler à la fin, avec crescendo lorsqu’il a terminé
Nous allons maintenant définitivement dire au revoir à Alba-Diamantina. Le cercueil va être porté à la tombe, et nous allons passer devant et déposer une rose, faire le geste qui vous semble le plus approprié. la musique continue.
je montre le chemin
On passera comme ça entre le passage… On va attendre un petit peu.
Descente cercueil
je demande au fils d’attendre un peu Ce geste (la descente du cercueil) n’est pas forcément simple pour tout le monde. (la fille me demande) Je vais vous donner les roses bien sûr. je demande à un porteur de déplacer une gerbe derrière la tombe
Recueillement
Mesdames, Messieurs, la cérémonie est maintenant terminée. Je vous remercie et vous invite à revenir dans ce lieu qu’Alba voyait de sa fenêtre lorsqu’elle habitait C. Je crois que maintenant c’est Anne-Marie qui loge dans cet appartement. Bon courage à vous. Le registre de condoléances a été rempli par une partie de l’équipe Pasteur. Si des gens veulent…
Merci. On va les laisser faire leur travail pour refermer le tombeau. la fille me remercie : « vous l’avez bien comprise » oui je crois, tant mieux. Que cette triste journée reste dans votre mémoire comme un bon souvenir. elle me demande une copie du texte ; une autre fille et le fils me remercient, « c’était très bien » Eh bien, faites-le savoir, parce que, en fait… je débute dans cette profession, j’ai un autre métier comme vous avez peut-être pu vous en douter. je lui donne ma carte Je me sens utile, c’est très important. je récupère mon stylo Tout le monde a… je donne ma carte à la fille (référente) avec mon mail
J’ai eu la fille au téléphone le mercredi vers vingt heures dans la rue. Vingt minutes accroupi à prendre des notes. J’ai commencé l’écriture le lendemain ; ça m’a pris deux heures, très tendu, plus une autre petite heure tard le soir. J’étais prêt le vendredi, avec une partie impro que j’ai remplie avec les infos de dernière minute.
À part l’espèce de curé à la fin, personne n’a souhaité prendre la parole. J’ai tenu à citer l’équipe médicale en charge de la malade. Il est important de faire le lien entre des univers qui ne sont pas censés se croiser hors des établissements de soins. Infirmières, aides-soignants, personnels des maisons de retraite, médecins… les soignants sont particulièrement affectés par la mort de leurs patients, et peu de gens s’en soucient.
Tout le monde était content. J’avais enfin acheté une enceinte amplifiée et autonome, très légère et puissante, capable de diffuser de la musique partout. Ce que j’ai fait dans la chambre funéraire et au cimetière. J’espère pouvoir monnayer ce service supplémentaire.
Le type qui m’emploie est arrivé pendant la cérémonie. Il s’est intéressé à mon matériel sonore et a apprécié le fait que j’aie fait rire l’assistance. Il a relevé quelques erreurs : je n’ai pas à distribuer les fleurs, les porteurs sont là pour ça (bien m’sieur, c’était la première et dernière fois) ; je ne dois pas faire porter le cercueil sur une trop longue distance. Mais oui, la responsable du cimetière me l’avait déjà fait remarquer à mon arrivée : le règlement autorise sur dix mètres maxi. À mon avis, c’est du grand n’importe quoi. Ah, et j’ai oublié de présenter le cahier de condoléances sur une table ; même si c’est aux porteurs d’y penser, j’en suis responsable.
J’apprends plein de détails, je me perfectionne. J’ai éprouvé la satisfaction du travail bien fait. Mais j’ai également ressenti un malaise à cause du risque de tomber dans la routine. C’est pour ça que le texte m’a demandé autant d’efforts. Il me faudra plus de convois.