SIX
Ensuite, je me suis déplacé en moto, ce qui est super pratique dans un boulot comme celui-ci. Une semi-sportive de 600 cc, rouge au début, puis noire suite à un retour d’hommage avec dommages. Nous verrons cette question de rouge et noir ultérieurement. La moto est le meilleur moyen pour se déplacer en Région parisienne sans perdre de temps et sans chercher désespérément une place de parking. À condition d’avoir toujours un œil sur la multitude de radars urbains, véritable arsenal à escroquer tout le monde, croque-morts compris. Ainsi, j’ai pu honorer ma légendaire ponctualité et m’assurer qu’aucun véhicule ne se perde entre les lieux de mise en bière et ceux de la cérémonie.
Par exemple, pour accéder à la chambre funéraire de l’hôpital K il y a deux solutions : par l’entrée principale ou derrière le bâtiment avec une rampe réservée aux corbillards. Je me gare derrière, puis après avoir effectué la mise en bière avec les porteurs et préparé la chambre, je vais chercher les membres de la famille qui doivent me suivre dans un labyrinthe souterrain afin d’éviter de se retrouver dans la buanderie ou la réserve de matériel, ce qui n’a pas manqué de m’arriver la première fois.
jeudi 4
chambre funéraire hôpital K, cimetière C
Jacques D, 91 ans (Pressac, Vienne)
Préparation fleurs, sono, portage cercueil, musique (Bach orgue)
Placement de la famille, demander si prises de parole de dernière minute
Proclamation
Mesdames, Messieurs, nous sommes rassemblés aujourd’hui pour rendre un dernier hommage à Monsieur Jacques D. La famille vous remercie pour votre présence en ce moment de deuil.
Au terme de cette cérémonie civile, et selon sa volonté, Monsieur D sera inhumé.
Bio
Même brève comme aujourd’hui, la cérémonie de deuil permet de ralentir notre course contre la montre et de concentrer l’attention sur l’époux, le père, le grand-père, l’ami. Un moment, une profonde respiration, pour laisser aller les souvenirs, les joies passées… la tristesse.
Né le 3 juillet 19… à Pressac (charmant village de la Vienne), Jacques D nous a quittés lundi dernier. Cet homme était un passionné, et par-dessus tout, il aimait la vie. Depuis quelques années, Jacques s’est battu avec succès contre les ennuis de santé que, malheureusement, on rencontre lorsque l’on atteint un âge fort respectable.
Quelle richesse d’avoir dans une famille un “ancêtre” sur lequel on peut se reposer en toute confiance ! D’autant qu’en ce qui concerne Monsieur D, ses connaissances tirées de ses expériences étaient nombreuses :
Parmi elles, permettez-moi, avec cet objet, et comme utilisateur inconditionnel (il y a maintenant quelques décennies, il est vrai), de saluer l’ouvrier de chez Solex. Un ouvrier spécialisé, un OS, qui s’est engagé dans l’entreprise et s’est investi pour défendre les droits des salariés. Nous sommes tous, d’une façon ou d’une autre, héritiers des conquêtes ouvrières, et je salue ici une part de cette mémoire.
L’OS était aussi un musicien éprouvé. Tout jeune, il animait les bals (en compagnie de sa première femme) ; depuis, il n’a cessé de jouer avec ses amis qui furent nombreux. Il est vrai qu’avec la musique, on se fait beaucoup d’amis ! Jacquot le guitariste, amoureux – entre autres – du jazz manouche, écrivait aussi des chansons.
L’ouvrier artiste était également un sportif. Nageur, et surtout membre très actif du vélo-club de Neuilly, il a couru en semi-professionnel, et j’imagine qu’avec l’énergie dont vous m’avez parlé, il a dû remporter quelques trophées.
Mémoire
L’ouvrier artiste sportif, l’homme sensible, le papy heureux, amoureux des animaux, appréciait tout particulièrement ce titre de jazz de Ketty Lester, Love letters.
musique
Pour vous Madame (Claude, épouse), pour ses enfants Nicole, Patrick, ses petits-enfants Guillaume, Nicolas, Éric, Hélène, ses arrière-petits-enfants Luna, Romain, cette chanson en forme de lettre d’amour résonnera longtemps avec le souvenir d’un époux, d’un père, d’un aïeul… qui a su remplir une grande part de vos vies.
Séparation
Avant de nous séparer définitivement de Monsieur Jacques D, quelqu’un souhaite-t-il dire quelques derniers mots (en musique peut-être) ?
Descente cercueil, inclination
Recueillement
je montre le chemin
En signe de dernier hommage, je vous invite à déposer une fleur dans la tombe, à faire votre geste d’adieu.
Après la cérémonie etc.
Lucrèce (voir chapitre trois)
Tout s’est parfaitement déroulé. Arrivé tôt à l’hôpital, j’ai pris mes repères. Un corbillard était déjà là et m’attendait, un autre est arrivé plus tard (allez savoir pourquoi). J’ai pu accueillir tout le monde après avoir tenté de résoudre un problème technique : l’appareil autonome de diffusion sonore qu’un des corbillards avait apporté à ma demande ne tenait pas la charge. J’ai cherché en vain un câble dans l’hosto, ai appelé le fils du mort qui m’a annoncé que deux petits-enfants joueraient en direct. J’avais apporté mon enregistreur magique sur lequel j’ai ajouté des enceintes branchées sur secteur ; problème réglé. Le recueillement dans la petite chapelle improvisée (en fait la chambre mortuaire de l’hosto) a pu se dérouler très sereinement avec une Toccata de Bach à l’orgue.
Il y avait une vingtaine de personnes à l’hôpital, le double au cimetière. J’ai demandé à mes collègues de porter le cercueil à l’épaule dès l’entrée du cimetière ; ils ont refusé parce que la tombe se trouvait « en bordure ». Pour le reste, ils étaient à ma disposition, attendant mes consignes à chaque mouvement. J’ai quand même dû insister pour qu’ils acceptent de fermer le hayon d’un des corbillards.
Le fils m’a prié d’ajouter quelques détails familiaux que j’ai intégrés dans mon discours. J’ai pris la précaution de demander à l’épouse si je pouvais citer la première femme du défunt (très bel homme, autoritaire semble-t-il), non ! et si je pouvais utiliser un petit Solex dans le cimetière, oui ! J’avais acheté ce modèle réduit sur un coup de tête quelques mois plus tôt. Une sorte de toc de metteur en scène : on ne sait jamais, ça peut toujours servir ! C’est un très joli deux-roues d’une quinzaine de centimètres de hauteur, fait à la main.
Pendant mon hommage, j’ai sorti le Solex de derrière mon dos pour le poser sur le cercueil. Succès garanti. Je n’ai jamais hésité à sourire, à soulager les gamins en pleurs, à avoir une attention pour chacun. Pendant le trajet de l’hôpital au cimetière, je m’étais même autorisé à les faire rigoler en faisant mine de démonter un feu rouge.
Sur ma sollicitation, une petite-fille a commenté l’intervention musicale de ses frères, pour laquelle j’ai encouragé les timides et sincères applaudissements. Après mon discours, un type a dit quelques mots inaudibles, comme quoi tout le monde était redevable du mort musicien. Constatant que ces braves gens étaient bien tristes malgré ma bonne humeur, j’ai ajouté le texte de Lucrèce qui leur a bien plu. Comme le temps d’ailleurs, ce qui ajouta une touche de mélancolie et une couverture de pépins à cette belle cérémonie.
Ensuite, j’ai organisé un circuit pour qu’ils puissent jeter sur le cercueil quelques pétales et fleurs pris sur les deux couronnes que j’avais posées au pied (si l’on peut dire) de la tombe. Pour terminer, j’ai remis le livre de condoléances à la dame et laissé ma carte à son organiste de fils.