VINGT-SIX
Ma petite sœur est morte. Drôle d’affaire. Après une crise alarmante, son état s’est vite dégradé. Transférée à l’Institut Curie quelques jours plus tard, elle a eu une journée d’agonie très éprouvante. J’ai du mal à reconstituer la chronologie de sa fin. Je me souviens avoir entraîné mon beau-frère boire une bière le jeudi soir avant de retourner la voir. L’avant-veille, elle était pas mal dans les vapes, mais toujours un peu consciente. Les médecins l’ont si bien shootée qu’elle était relativement calme le lendemain vendredi. Nous sommes restés à son chevet l’après-midi, toute la famille présente à Paris. J’ai beaucoup parlé à Marie, chanté des mélodies. Ce qui a fait dire à mon frère que nos techniques étaient différentes ; « complémentaires », ai-je précisé. Il m’a bien fait rire en demandant que je ne chante pas lorsque ce sera son tour.
Nous avons demandé à l’oncologue en chef qu’elle réunisse son équipe sans attendre pour prendre une décision. Ce n’était absolument pas gagné, ma sœur et son époux se faisant mener en bateau depuis des mois. En même temps que ce concile médical qui s’est enfin tenu, nous nous sommes réunis en famille et je consultais les deux absents par téléphone. Absolument tout le monde fut d’accord pour stopper les souffrances de ma sœur et la mettre en coma sans retour. Un médecin spécialiste est venu lui parler avec une douceur incroyable. Elle lui a plus ou moins répondu qu’elle n’avait pas mal. Il a vérifié qu’elle réagissait bien à une augmentation des doses puis nous a tous écoutés. Très intelligent et prévenant, il nous a expliqué que les personnes sur le point de mourir attendent quelque chose ou quelqu’un avant de lâcher prise. Il a suggéré à ma nièce de dire à sa maman qu’elle l’aimait et qu’elle était d’accord pour qu’elle parte. Elle s’est écrié « on se croirait dans un film ! » et a précisé que bien sûr elle lui disait son amour. Quand j’ai posé la question, personne n’a souhaité informer Marie de la situation. Lorsque je me suis retrouvé seul avec elle, je lui ai dit – collé à son oreille – que nous avions perdu notre pari et que nous (j’ai cité tout le monde) étions d’accord pour en terminer, qu’elle pouvait partir. J’ai eu le sentiment, peut-être imaginaire, qu’elle se détendait. Son mari et sa fille ont été les derniers à lui dire au revoir. Le lendemain, lors de sa toilette, un peu avant neuf heures, Marie-Cécile s’est éteinte paisiblement.
Je me suis occupé des funérailles ; je n’aurais pas supporté qu’un autre le fasse. J’ai dégoté une entreprise funéraire indépendante du quartier, demandé à une copine la mise à disposition du crématorium dont elle s’occupe. Avec Capucine nous avons pondu un faire-part, organisé le travail de chacun.
Dans la chambre funéraire de l’hôpital, j’ai habillé Marie pour une visite de notre grande sœur et de sa fille qui ne sont finalement pas venues. Malgré ma boule au ventre en y allant, j’ai assuré en un quart d’heure – et en transpirant – le passage d’une robe et son bonnet de cancéreuse. Je lui ai parlé durant toute la séance ! Résultat très élégant et réconfortant pour moi. J’ai placé ses mains autour de la superbe rose artificielle que ma mère lui avait achetée quelques semaines plus tôt. Cette fleur l’a suivie jusqu’à la fin.
lundi 12
Crémation N
Marie-Cécile Valbon, 54 ans
flûte et harpe (anonyme vers 1600, par Rampal et Laskine) La raison de ce choix : ma sœur avait travaillé la harpe et sa fille pratique encore la flûte traversière. Malheureusement, elles n’ont pas eu l’occasion de concrétiser le projet qui leur tenait à cœur de jouer ensemble.
La cérémonie est conduite par deux nièces de Marie-Cécile (Julie et Capucine).
diaporama Les albums de ma mère et l’ordinateur du veuf ont alimenté ce très long album vidéo qui a enthousiasmé l’assistance.
Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un dernier hommage à Madame Marie-Cécile Sutour Valbon. Ses cendres seront dispersées cet après-midi dans l’intimité familiale.
Il n’y a pas de discours qui puisse estomper la perte. En revanche, les paroles prononcées ici peuvent offrir une ressource de sens : aider à passer le deuil, à construire la relation à ce qui est perdu.
Le plus souvent, la mort nous accompagne de loin, nous la connaissons vaguement, nous l’attendons, nous en souffrons même lorsqu’elle nous soulage. On se souvient, on pense à la personne disparue, on fait des bilans. Tout cela nous place dans un registre qui favorise la pensée et la vie, paradoxalement.
Ce sont des moments intenses, rares, où il y a une connexion fructueuse entre l’émotion et la pensée. Quelqu’un qui est ému et qui pense en même temps est plus libre. L’idée aurait sans doute plu à notre tante : le temps du deuil est un temps subversif.
prise de parole du mari
Plus de trente-six ans de vie commune résumés dans une confession très émouvante, Nicolas a tout partagé avec Marie : les valeurs, la manière d’envisager la vie, l’intérêt pour le monde et même les engueulades. Il rappelle l’intransigeance de son épouse sur le respect et la place dus aux femmes. Marie aimait contrôler et diriger, elle était « une amie fidèle et une fanatique de la famille » toujours prompte à adoucir les conflits naissants. Et surtout, Marie-Cécile était « une super maman ».
Cendrillon (Téléphone)
Souvenirs
prise de parole collective des frères et sœur (Francine, François, Robert, Antoine)
Nous égrenons tour à tour des souvenirs d’enfance et plus récents. Tous les quatre rassemblés près du portrait de notre sœur, grandeur nature en noir et blanc, nous avons donné l’image d’une fratrie meurtrie mais unie.
mouvement de sonate pour violoncelle (Britten, en direct)
Bio
prise de parole des amies
Marie-Cécile passait beaucoup de temps avec ses amis qui étaient surtout des amies. Deux d’entre elles ont évoqué leur jeunesse commune et le caractère trempé de ma sœur.
Wham wake me up before you gogo (Wham!)
prise de parole du responsable hiérarchique de la SNCF
Un cadre supérieur, très accablé par la mort de ma sœur, explique à l’assistance comment il envoyait Marie au front lorsqu’il fallait négocier sans lâcher le morceau. Il la connaissait bien et a affirmé non sans raison combien ma frangine pouvait être intransigeante et juste.
prise de parole des nièces et neveux
Broderie à six voix sur la base du dictionnaire, bible de Marie et surtout de notre mère, close par la lecture du mot touchant d’un cousin absent.
Cantate 147 (Bach) “Jésus que ma joie demeure” à la demande de ma mère ; souvenir partagé par nombre d’entre nous de Jean Wiéner qui adorait Bach et notamment cette cantate.
prise de parole du frère Robert
C’est ici que je tente de partager la douleur de tous et évoque la douceur du souvenir.
prise de parole de la « belle-sœur préférée »
Quelques anecdotes choisies par ma femme parmi lesquelles je ne peux m’empêcher de citer celle-ci : « Marie, à qui je demande par texto si elle veut qu’on apporte quelque chose pour déjeuner chez elle, répond : Oui ».
prise de parole du frère Antoine
Il a cru jusqu’à la fin (tout comme elle d’ailleurs) que Marie s’en sortirait. Il parle du corps de la fratrie amputé d’un de ses membres, des misères que nous lui infligions enfants, des infos première main en cas de panne SNCF, de la force irréductible de Marie dans la maladie.
prise de parole de dernière minute : une amie et collègue
Karima évoque la rigueur professionnelle de Marie, le plaisir qu’elles ont eu à travailler ensemble lorsqu’elles étaient à Saint-Lazare et le combat des femmes dans ce milieu d’hommes.
Recueillement et départ du cercueil
train + Symphonie fantastique (Berlioz) Clin d’œil à notre père qui adorait cette partition.
je reviens avec la rose que je place sur le pupitre
Annonce et sortie de l’assistance : pas de fleurs mais vous pouvez soutenir la recherche sur le cancer, notamment en vous rapprochant de l’Institut Curie / livrets de condoléances / buffet dans le hall.
Ce matin, mon beau-frère et ma mère – accompagnée de Capucine – sont venus pour la levée du corps. Malgré son refus initial, le type de Curie avait déjà procédé à la mise en bière. Super sympa ! Je pense qu’il avait été touché par mon professionnalisme lors de la séance d’habillage.
Plus d’une centaine de personnes ont assisté à la cérémonie qui a duré une heure. Capucine et sa cousine Julie ont officié en maîtresses de cérémonie, d’après mes textes et consignes. J’étais assis à leur côté, gérant les images et la musique. Ponctuel pour que la crémation ait bien lieu à l’heure prévue, j’ai censuré plusieurs musiques et même la “Sérénade florentine” de Duparc que nous avions répétée avec Alice. Toutes les interventions programmées ont eu lieu – Alice a interprété au violoncelle le superbe mouvement de Britten – et une collègue de Marie s’est même ajoutée à la toute fin.
J’ignorais jusqu’au dernier moment si j’allais m’exprimer seul en tant que frère. Avec les autres, nous l’avions fait à quatre voix, comme réglé lors d’un déjeuner “de travail” chez Antoine. J’ai commencé par dire que je suis croque-mort dans une vie parallèle, ce qui explique ma présence à cette place ; puis, qu’il est étrange de présider aux funérailles de sa propre sœur ; que l’équilibre de notre fratrie est rompu ; que lorsque l’on se soigne après une blessure, le souvenir de la douleur nous fait nous sentir bien ; la douleur de la perte de Marie-Cécile, insupportable pour tous ici, pourra peut-être se transformer en un souvenir qui nous apaisera et qui sait, nous aidera à être plus heureux.
Le film que j’avais préparé sur un départ de train[1] enchaîné avec la symphonie fantastique de Berlioz a coïncidé avec la fermeture en deux battants des portes devant le cercueil. Superbe effet dû au hasard de la configuration des lieux.
Le buffet organisé dans le hall du crématorium a été très apprécié. Au bout d’une petite heure, j’ai réussi à placer avec la complicité d’Alice la mélodie de Duparc en expliquant à l’assistance comment Marie l’avait entendue pour la dernière fois. Après le buffet, nous avons procédé à la dispersion des cendres. C’est Francine qui s’y est collée. Nous avons tous pleuré.
[1] Train de banlieue dans la gare de résidence de ma frangine.