VINGT-DEUX
Je lève de nouveau l’anonymat pour cet enterrement quasiment familial. Il s’agit de l’ex-conjoint d’une cousine de ma femme, que j’avais connu il y a bien longtemps. Non rémunéré, j’ai laissé des plumes dans cette affaire, comme vous le verrez.
jeudi 5
Enterrement Vélizy
Philippe L, 63 ans
Chambre funéraire (Antony) les quatre premiers titres de Sgt Peppers (Beatles)
Église (Vélizy)
comme dans toutes les autres églises, mon rôle consiste à organiser la circulation du cercueil et de l’assistance avant, pendant et après, sans oublier le registre de condoléances
Cimetière (Vélizy)
Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un tout dernier hommage à Monsieur Philippe L. Selon sa volonté, il sera inhumé.
faiblesse des mots devant la perte, mais nécessité de les prononcer et de les entendre collectivement / nous sortons de l’église où l’on nous a rappelé la force des symboles, certes, mais il faut du concret sur une douleur, et l’émotion, c’est concret
Nous sommes ici, autour du cercueil de Philippe L, pour vivre ensemble une étape, pour reprendre le souffle qui s’est suspendu avec sa mort. Une respiration nécessaire, indispensable, afin de laisser aller les souvenirs, les joies passées, la tristesse bien présente. Philippe nous a quittés le 27 février, à l’âge de soixante-trois ans.
Soixante-trois ans, c’est bien trop tôt pour mourir.
développement sur le sentiment d’injustice et la colère
Ton père, votre frère, votre cousin, votre neveu, votre ami, votre petit-fils (Jean), était un homme attachant. La mort ne détruit pas les liens que vous avez tissés. De nombreuses vies ont croisé la sienne ; toutes se sont enrichies des expériences et des souvenirs partagés.
prise de parole Christian (ami) qui fait applaudir son pote Phiphi
Maxence, Tony, Guylène, Alain, Sébastien, Catherine, Coralie, Sylvie, vous vivez maintenant le premier chagrin pour lequel votre papa, votre frère, votre compagnon, ne pourra pas vous consoler. Le plus souvent, la mort nous accompagne de loin, nous la connaissons vaguement, nous l’attendons… nous en souffrons même lorsqu’elle nous soulage. On se souvient, on pense à la personne disparue, on fait des bilans. aphorisme pensée - émotion
Bio
Philippe L est né le 22 décembre 19… à Guyancourt. Avec son frère Alain, sa sœur Guylène, il a vécu une enfance heureuse. Il est même allé à l’école chez les frères, c’est sans doute là qu’il a affiné son sens de l’humour. La maman (Simone) gardait des enfants, ce qui faisait une fratrie extensible, toujours animée, heureuse, avec aussi des moments très difficiles comme la perte d’un enfant accueilli. Mais comme on dit, la vie l’emporte toujours, et un autre petit frère, Sébastien, est arrivé plus tard.
Lorsque j’ai connu Philippe, il y a une trentaine d’années, il travaillait dans la restauration. L’ancien homme-grenouille de l’armée n’utilisait plus les bouteilles pour respirer mais pour servir les clients. Il avait changé son style de plonge. Il a été barman, chef de rang. Je me souviens de ses cocktails, des bons repas et des bons coups (nous n’avions pas notre verre dans la poche).
À cette époque, Philippe filait le parfait amour avec la cousine de ma femme, Laurence, absente aujourd’hui pour raisons de santé mais qui est bien présente par la pensée. Ils s’étaient connus au bar du Paname (Quatre Temps, La Défense) tenu par le cousin Jean-Luc. Avec Lolo, il s’est reproduit en la personne de Maxence. C’était un excellent papa, il adorait donner le biberon ou changer les couches. Je dois te dire Maxence que ta mère rigole encore de la fois où tu as pissé sur le nez de ton père.
prises de parole Stephan + Anne-Sophie avec le texte de leur sœur Laurence
Phiphi était un bon vivant, comme souvent chez les sportifs. Ah oui, le sport : footballeur jusqu’à sa majorité, le rugby et surtout la plongée sous-marine à l’armée (il a longtemps conservé un casque de scaphandrier et une ancre de marine), le cyclisme – qu’il pratiquait avec le frangin Alain ou le beau-frère André. Sa passion pour le sport est demeurée intacte, il regardait tout à la télé.
Bon vivant disais-je. Difficile d’entendre du mal de lui. On pouvait lui demander quoi que ce soit, Philippe était toujours serviable, toujours aimable ; difficile par conséquent de ne pas l’aimer. Un gros cœur avec une énorme qualité : la dérision. Toujours une blague, un jeu de mots… L’amour de la vie, les belles fringues (qu’il portait encore trente ans après), la bonne musique…
Maxence ne souhaitant pas de musique dans le cimetière, je dis les paroles de “With a little help from my friends” (Beatles)
Mémoire
Ces dix dernières années, Philippe avait laissé la restauration pour être chauffeur à son compte. Même si ce n’est pas vraiment recommandé pour le dos, c’est à peu près la seule position qu’il supportait après les dommages physiques accumulés durant sa carrière culinaire.
Depuis trois ans, il marchait avec des béquilles à cause de hanches très abimées. L’opération sur l’une d’entre elles fut suivie d’une phlébite, puis une embolie. Philippe a perdu sa joie de vivre. Il a perdu la force de se battre. Grand fumeur devant l’Éternel, il n’a pas vraiment pris au sérieux l’alerte d’il y a deux ans, et il a chopé le crabe.
À l’heure du bilan, voici ce qu’on peut retenir de Philippe : la bonté, le courage.
je dis le courage de Philippe qui ne se plaignait pas de ses douleurs alors que ses employeurs n’avaient aucune pitié
Vous vous souviendrez des putains de soirées passées ensemble. Vous vous rappellerez que Philippe était un pacifiste, un mec cool, jamais intéressé par les histoires de fric, toujours disponible pour écouter, partager… et surtout, rire.
Séparation
Avant de nous séparer définitivement de Philippe L, quelqu’un souhaite-t-il dire quelques derniers mots ?
un des cousins me remercie au nom de tous
alors que le cercueil descend dans la tombe, je dis ce poème en précisant que Philippe adorait la mer : “Je suis debout au bord de la plage” William Blake (1757-1827)
« Un voilier passe dans la brise du matin et part vers l’océan.
Il est la beauté, il est la vie.
Je le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon.
Quelqu’un à mon côté dit :
« Il est parti ! »
Parti ? Vers où ?
Parti de mon regard. C’est tout...
Son mât est toujours aussi haut,
Sa coque a toujours la force de porter sa charge humaine.
Sa disparition totale de ma vue est en moi,
Pas en lui.
Et juste au moment où quelqu’un près de moi dit : « il est parti ! »
Il en est d’autres qui, le voyant poindre à l’horizon et venir vers eux,
S’exclament avec joie :
« Le voilà ! »...
C’est cela la mort.
Il n’y a pas de morts,
il y a des vivants sur les deux rives. »
chacun jette des pétales de rose dans la tombe
Un cousin par alliance me demande les coordonnées d’une agence de pompes funèbres, pour le père de son neveu Maxence. Oui, je conduirai la cérémonie avec plaisir et gracieusement. Je parle à Maxence dès le lendemain et nous réglons l’affaire. C’est un des textes les plus difficiles que j’aie écrits, environ quatre heures sur trois jours. Et c’est l’enterrement pour lequel j’ai eu le plus de correspondants : le fils, l’oncle et la mère.
Arrivé cinq minutes en avance à Antony, j’ai attendu le cercueil encore sur la route avec les porteurs ; Paul suivait tranquillement, insouciant d’arriver en retard. J’ai fait mon possible pour faire patienter la famille et presser les croque-morts. Je n’ai pas vraiment reconnu Philippe et n’ai eu aucune appréhension à le mettre dans le cercueil et le rajuster. Cela faisait vingt-six ans que je ne les avais vus (le fils avait un an). Au téléphone, Maxence est intelligent et enjoué ; nous avons pas mal plaisanté. Sur place, il est effondré ; je l’ai soutenu, restant toujours très proche de lui.
Le passage par l’église fut cocasse. Une madame R a officié, voulant tout diriger, jusqu’au cimetière. Je lui ai dit très poliment qu’elle devrait attendre la fin de ma cérémonie pour une éventuelle bénédiction du cercueil dans la tombe et que non, les porteurs ne rangeraient pas son église. Elle nous a harcelés jusqu’au bout, retardant le départ de l’église en forçant Maxence et son grand-père à marmonner une prière sur le cercueil dans le corbillard, puis une autre dans le cimetière. J’ai donc débuté assez en retard, 16h15, avec la consigne de fermeture à 17h et l’obligation de laisser le marbrier intervenir au plus tard à 16h40. J’ai terminé à 16h50 je crois. L’ami de Philippe, qui s’était déjà exprimé à l’église, a demandé à reprendre la parole et a terminé en faisant applaudir son pote. L’habitude étant prise, j’ai été applaudi deux fois : à la fin de mon hommage, puis après le poème que j’ai lu pendant la descente du cercueil. J’ai été chaleureusement remercié et félicité par la suite, comme il se doit.
Revenons sur l’attitude de madame R. Alors que j’ai agi conformément aux instructions de la famille en lui tenant tête, cette dame qui se prenait pour un curé, furieuse, a menacé de me faire virer. Malgré sa décision de bénir une seconde fois le cercueil après l’inhumation, elle a lâché l’affaire et s’est barrée avec fracas pendant la cérémonie.
Lors de notre déjeuner quelques mois plus tôt, Paul m’avait raconté les déboires des agences funéraires mises en concurrence par la corporation des prêtres. Ces derniers ne souhaitent plus voir la manne financière des funérailles tomber dans d’autres poches que les leurs. Lorsqu’ils ont l’opportunité de présider à des obsèques, ils n’acceptent pas que des laïcs s’en mêlent. Ce qui explique le rôle de potiche du MC dans les églises. Et ils font leur possible pour outrepasser leurs prérogatives et sortir de leurs enceintes sacrées. C’est ce qui est arrivé avec cette seconde bénédiction que j’ai refusée dans le cimetière.
En 1887, une loi établit la liberté de choisir ses propres funérailles, civiles ou religieuses[1]. Après 1905, l’État se sépare officiellement de l’institution religieuse (sauf en Alsace-Moselle, majoritairement allemande à cette époque) et l’organisation légale des funérailles échappe définitivement à l’Église. Mais les affaires étant les affaires, l’entrepreneur de pompes funèbres doit savoir mettre de l’eau bénite dans son vin de messe et accepter de partager le gâteau. Religieuses ou non, les funérailles se planifient d’abord dans l’agence funéraire. En cas de passage à l’église, la famille consulte la personne en charge des décès dans la paroisse de son choix. Cette dernière peut s’en tenir à la bénédiction dans sa chapelle ou alors proposer la formule tout compris, jusqu’à diriger l’ensemble des obsèques en écartant le MC laïc de l’agence. Certains prêtres exigent même d’officier dans les crématoriums. Tout cela a un coût et je doute que les saints tarifs soient soumis à la même réglementation que ceux des professionnels du funéraire.
[1] Tout majeur ou mineur émancipé, en état de tester (établir son testament), peut régler les conditions de ses funérailles, notamment en ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner et le mode de sa sépulture.