DIX-HUIT
Une des choses que je ne manque pas de faire à chaque nouveau convoi, c’est des recherches sur ce qui peut sortir de l’ordinaire. Soit directement une particularité de caractère du défunt, soit un épisode de sa vie, soit son engagement dans la période historique, etc. La cliente d’aujourd’hui a une particularité géographique qui m’amènera à fouiller une région, la Champagne pouilleuse. Le maire de son village natal était ravi de me renseigner par téléphone.
C’est l’occasion pour certains participants aux obsèques de découvrir des détails qu’ils ignoraient.
lundi 12
Crémation N
Yvette P, 92 ans
Chambre funéraire hôpital K Miserere
Crématorium
Cimetière de C (inhumation de l’urne)
Old home movie
Proclamation
Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un tout dernier hommage à Madame Yvette P. Selon sa volonté, ses cendres seront inhumées dans le caveau familial, cet après-midi au cimetière de C, entre Jocelyne sa fille et Raymond son premier mari.
Il n’y a pas de discours qui puisse estomper la perte. En revanche, mes paroles peuvent offrir une ressource de sens : aider à passer le deuil, à construire la relation à ce qui est perdu.
La cérémonie qui suit la disparition d’un être aimé échappe à… impro sur la routine. Nous sommes ici, autour du cercueil d’Yvette P, pour vivre ensemble une étape, pour reprendre le souffle qui s’est suspendu avec sa mort. Une respiration nécessaire, indispensable, afin de laisser aller les souvenirs, les joies passées, la tristesse bien présente. Yvette P nous a quittés le 3 janvier, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
Quatre-vingt-douze ans… impro sur le bel âge, la sagesse Yvette est partie sans bruit. Votre grand-mère, Cyril, femme simple, douce, remplie de chaleur, avait le don de se mettre au service des autres.
La mort ne détruit pas les liens que vous avez tissés. Durant tant d’années, de nombreuses vies ont croisé la sienne ; toutes se sont enrichies des expériences et des souvenirs partagés.
Cyril, vous vivez maintenant le premier chagrin pour lequel votre Mamie ne pourra pas vous consoler. Le plus souvent, la mort nous accompagne de loin, nous la connaissons vaguement, nous l’attendons, nous en souffrons même lorsqu’elle nous soulage. On se souvient, on pense à la personne disparue, on fait des bilans. mon aphorisme sur la connexion entre la pensée et l’émotion
je lis la lettre de Nadine (très émouvante) / je n’ai malheureusement pas conservé cette lettre que la compagne du petit-fils avait dédiée à sa belle-grand-mère / il y était question de transmission entre des femmes qui se respectent et s’apprécient au-delà des générations
Bio
Yvette P est née le 12 décembre 19… à Herpy l’Arlésienne, petit village au nord de Reims (je sors ma science avec le gentilé : herpiate). Avant les ravages de la fin du 19e siècle causés par un puceron venu d’Amérique du Nord, le phylloxéra, la Champagne pouilleuse vivait de ses vignobles. Quelques années plus tard, la Grande guerre ravagea à son tour la région. Détruite à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, Herpy fut reconstruite grâce au concours d’une marraine : la ville d’Arles. En reconnaissance, elle devint Herpy l’Arlésienne. Jusqu’à il y a une dizaine d’années, la famille P y était encore représentée.
Partie de sa Champagne natale pour la grande ville, Yvette P a exercé de nombreux métiers en Région parisienne : ouvrière en usine, couturière, coiffeuse. Nous saluons aussi aujourd’hui une femme bien modeste : peu de gens le savent car elle n’en parlait pas, Yvette a fait partie de la Résistance. Des armes étaient cachées dans le jardin de la maison de C et elle savait s’en servir. Nous vivons les toutes dernières années où l’on peut avoir la fierté d’avoir croisé en chair et en os les jeunes gens de 1940 qui n’ont pas hésité à s’engager contre le nazisme et la collaboration.
Beaucoup de collégiens, de lycéens, des étudiants, des apprentis, ont montré le chemin. Ils avaient la fougue de la jeunesse. Ceux qui ont survécu connaissaient le prix de la vie, et ils en profitaient. C’est aussi pour cela qu’Yvette aimait rire, chanter, danser, faire la fête. Elle aimait les animaux bien sûr, les chiens, les chats.
Mais pour la plupart d’entre vous, elle fut avant tout la “mamie nationale” qui n’oubliait pas ses jeunes années. Elle recevait chez elle la jeunesse de C. Son accueil était tellement chaleureux que devant le succès des journées (matin, après-midi, soir, avec musique !), elle dut établir un système original : chacun payait sa part de consommations. Et ça a duré plus de dix ans. On entrait comme dans un moulin… en fait, “chez Yvette” était votre “boîte privée” ; je crois savoir qu’elle ne refusait pas les invitations à danser. Quand vous deveniez trop envahissants, elle vous engueulait… Si vous ne reveniez plus, elle le savait grâce aux listes qu’elle tenait.
Les Feux de l’amour
Yvette adorait regarder la télé ; “les Feux de l’amour” bien sûr, les infos. Elle aimait bien aussi aller gratter quelques jeux au tabac. Elle aimait s’habiller, toujours élégante ; avec son rouge à lèvres, ses lunettes de soleil. Une habitude prise sans doute lors de ses nombreux voyages, lorsqu’elle parcourait le monde avec Jocelyne, sa fille, votre maman (Cyril). Lorsque vous êtes arrivé, elles vous ont emmené dans tous les coins de France, parfois plus loin.
Mémoire
Trouvant sa grand-mère faible, Cyril l’avait fait hospitaliser le 19 décembre. Quelques jours plus tard, la veille de Noël, Yvette subit un accident vasculaire cérébral (AVC). Tous les soirs, jusqu’au bout, Cyril, vous avez pris de ses nouvelles. Même si vos échanges téléphoniques n’étaient pas de véritables rencontres, soyez assuré que ça comptait pour elle. Durant sa longue vie, Yvette ne fut jamais malade – et si ce fut le cas, elle ne s’en est jamais plainte – juste ces dernières années, un œdème pulmonaire, et un peu de mal à marcher.
Yvette a surtout connu la pire injustice faite à une femme, à une mère : la perte d’un enfant. Jocelyne, sa fille unique, votre maman Cyril, morte d’un cancer lorsque vous aviez dix-sept ans. rôle d’une mère, d’une grand-mère, d’une fille Votre grand-mère trouva la force de vendre sa maison de C et de s’installer chez vous pour devenir ainsi votre seconde maman. Elle était de ces femmes que l’on qualifie avec admiration de “solides”. Sa force, sa solidité, sa longévité, Yvette les tirait simplement de son courage… de son amour de la vie.
Un amour qui, même s’il vous a parfois étouffé Cyril, a fait des petits puisque tous ici – chacun à votre façon – vous avez aimé Yvette. Elle le ressentait et n’oubliait personne puisqu’elle tenait la liste des amis de Cyril. Des listes, des notes, c’était devenu une habitude Lorsque l’on vieillit (croyez-moi), on a besoin d’aider notre mémoire. Yvette notait absolument tout… sur des petits papiers.
Les p’tits papiers (M.-P. Belle)
Yvette a toujours refusé une aide à domicile ; aussi lorsque vous êtes parti Cyril vivre (votre vie, enfin !) dans le centre de la France, une personne a beaucoup compté pour votre grand-mère.
prise de parole de l’ami en question
Séparation
Avant de nous séparer définitivement de Madame Yvette P, quelqu’un souhaite-t-il dire quelques derniers mots ?
Recueillement (fleurs, etc., je montre le chemin)
Une part de chacun d’entre nous…
Communio (Requiem)
Journée parfaite, malgré une grosse appréhension. J’ai eu beaucoup de mal à pondre un texte étant donné la pauvreté des informations obtenues, de l’ignorance du petit-fils quant aux activités de sa grand-mère. Mais bon, une fois sur place, j’ai énormément improvisé, parlé de la mort, de l’amour, du courage, de la Résistance… Comme je n’ai pas écrit deux textes, j’ai sélectionné au fur et à mesure les éléments à dire le matin puis l’après-midi. En fait, j’ai gardé les détails pour la seconde séance où il y avait plus de monde (vingt-quatre contre treize) et pas de musique.
J’ai été remercié, félicité, et le petit-fils m’a envoyé un texto : « Bonsoir, je tenais à vous remercier pour cette journée, c’etait parfait, bonne continuation. », auquel j’ai répondu : « Bonjour Cyril, Merci. Je suis heureux d’avoir été utile, à toi, ta famille et tes amis. ». C’est un fait : je suis heureux de faire ça, surtout quand ça se passe bien.
Mon employeur Paul m’a invité à déjeuner. Il a photocopié des questionnaires sur lesquels les familles écrivent leur satisfaction. Ça peut servir pour me vendre, dit-il. Je vais peut-être écrire à toutes celles dont je me suis occupé pour leur demander un mot. Je verrai. En tout cas, il m’a confirmé que c’est effectivement Charles qui m’a bloqué l’accès au crématorium des Mureaux.