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Billet de blog 19 septembre 2025

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Pompes sur mesure - épisode 31

Trentième-et-unième (et dernier) épisode de « Pompes sur mesure », écrit par le metteur en scène et ancien maître de cérémonie Robert Valbon, récit de son travail et de son vécu aux côtés des endeuillés.

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SÉPARATION

 On ne se sépare pas des morts facilement. Avec la douleur qui peut nous broyer, le deuil s’installe en douceur, inéluctablement. Faire le deuil, c’est à la fois accepter la perte et se préparer à vivre avec les souvenirs de la personne perdue. Un mouvement personnel qui nécessite une action collective. La cérémonie est un colloque des vivants autour du mort ; une conversation chorale sur un événement présent pour mettre en place une stratégie de survie. Elle canalise les émotions dans ce qu’on appelle au théâtre la catharsis.

Je reviens quelques instants sur l’aphorisme qui émaille diverses cérémonies : le temps du deuil serait subversif parce que la connexion pensée / émotion nous rendrait plus libre. J’emploie le conditionnel pour ouvrir une discussion. Organiquement, les deux se valent. Les voies qu’elles empruntent diffèrent : la pensée est active, l’émotion passive. On actionne la réflexion, on subit l’émotion (par une stimulation, le plus souvent externe). L’état de penser est permanent tout comme d’ailleurs celui de deuil ; absolument tout le monde se situe avant pendant ou après un deuil. L’état d’émotion est ponctuel, il arrive par surprise ; et lorsque l’on s’y attend comme dans des obsèques, il peut encore nous surprendre par sa puissance. Quand une œuvre nous émeut, c’est parce que son auteur a agi en ce sens, consciemment mais pas toujours. L’émotion est utilisée comme un déclencheur des idées, un carburant de super concentré. Comme elle ne passe pas par le langage classique, elle ouvre une infinité de pistes dans une foule de cerveaux ciblés. On peut se surprendre à avoir des pensées singulières, nouvelles, enivrantes.

Dans une assemblée en deuil, la principale émotion est la tristesse ; une douleur éprouvée collectivement. Son partage avec d’autres personnes (pas nécessairement proches) génère une explosion d’affects dont l’ampleur est proportionnelle à la quantité de corps touchés. Un état de trouble inconscient qui féconde un état de réflexion consciente. Chacun veut montrer son empathie pour le défunt, pour sa famille, et au bout du compte offrir un peu d’amour. C’est réellement vivifiant d’abandonner le contrôle de soi – même quelques instants – et de ressentir sans aucun effort que les autres aussi sont capables d’aimer et d’être aimés. Dans la buée des larmes, on pense à ce que l’on met de côté habituellement, on s’autorise des libertés. Nous sommes alors en capacité de sortir de notre fonction sociale et policée, juste en nous autorisant à penser autrement. Quoi de plus subversif ?

Lorsque quelqu’un décède, il faut écrire la fin. La fin de sa vie mais aussi la fin de notre vie commune. Raconter ce que nous avons été l’un pour l’autre, dire les belles paroles nécessaires, partager les images récoltées et pourquoi pas les odeurs, les goûts, les folies, les amours et les rêves. Il s’agit de construire des ponts sur les précipices et les silences, traverser la brume du paysage.

Lors d’une cérémonie funéraire, le rôle des participants consiste à accompagner le mort dans son périple. En ce moment tellement particulier, la personne endeuillée accepte de céder une part d’elle-même ne serait-ce qu’un instant avant de revenir vers les vivants. La cérémonie est un processus de sublimation. Par l’observation des rites, la majesté des textes, de la musique, le mystère des lieux, nous nous retrouvons dans une “intimité collective” propice à infléchir le tragique vers le beau.

Le deuil nous ramène aussi à une période lointaine, souvent oubliée, celle de l’enfance. Nous y puisons les sensations qui nous aideront à traverser l’épreuve. La mort ne s’oppose pas à la vie mais à la naissance. Elle disjoint ce qui avait été adjoint.

Afin d’adoucir les conséquences de la perte des êtres chers, j’ai souvent évoqué leur courage. Sans doute y a-t-il eu des “clients” qui n’avaient pas spécialement fait preuve de courage dans leur vie. Mais même le plus couard d’entre nous connaît des moments de résistance. On peut résister à une injonction, à une idée qu’on nous a vendue comme étant “naturelle”, on peut résister à la souffrance de la maladie, agir de toute notre volonté et de toutes nos forces contre la logique implacable de la nature. Résister, oser agir, c’est faire preuve de courage. Tout être humain porte cela. C’est pourquoi j’aimais rappeler qu’il est plus difficile de traverser un deuil que de décrocher une médaille.

Nous avons tous une approche particulière face à la mort… des autres. Qu’en est-il de notre propre mort ? La plupart du temps, nous nous protégeons de cette échéance par le déni : « J’ai le temps d’y penser, ça viendra bien assez tôt. » Lorsqu’arrive la maladie, c’est toujours au mauvais moment ; même pas eu le temps de vieillir, pas de chance ! En cas de mort subite[1], la question de la préparation ne se pose pas : catastrophe naturelle, meurtre, accident violent, on se fait une raison. Si ça doit nous arriver, tant pis, du moment qu’on ne souffre pas.

Qu’elle arrive plus ou moins brutalement ou très lentement, qu’on y soit résolument hostile ou préparé, la fin n’est pas nécessairement un mauvais moment à passer. Dans les derniers instants, quand nous avons pleinement conscience qu’il n’y a pas d’autre alternative, qu’il faut maintenant lâcher l’affaire, nous allons puiser la force de l’accepter dans nos ressources les plus anciennes, ancrées dans notre toute petite enfance. De ce temps initial, lorsque le monde tournait autour de nous, nous nous rappelons la découverte de l’amour. Il a rempli notre existence, il a structuré notre conscience, il a alimenté nos désirs. Les très vieilles personnes se souviennent ; les derniers instants rejoignent les premiers. Elles attendent l’épilogue. Nous avons tous un grand intérêt à nous rapprocher d’elles, à les cajoler, car elles n’ont aucune crainte. Si elles sont entourées, les personnes en fin de vie vont partir tranquillement, parfois avec joie. L’amour que nous gagnons à la naissance, nous sommes capables de le donner à la mort. Mourir peut être un acte d’amour.

À l’époque de la photo du cimetière, j’entamais l’écriture de la pièce de théâtre “Robert est en examen”. Il s’agit d’un seul en scène créé une dizaine d’années plus tard. Loin d’imaginer alors ma future aventure dans l’univers funéraire, j’avais évoqué la mort dans les termes suivants :

« La fin. Quelle histoire ! Quand il s’agit de la nôtre… on gère comme on peut. On se dit : pourvu qu’elle arrive tard, le plus tard possible. Enfin une vraie question posée à l’humanité. Riche ou pauvre, crétin ou génie, tourmenté, paisible, malheureux… Comment vais-je terminer cette merveilleuse aventure ? Ça peut rendre malade même les bien portants.

« La fin. Quand il s’agit de celle des autres, on fait moins le malin. Qui n’a pas éprouvé cette délicieuse sensation d’injustice ? Pourquoi lui, pourquoi elle et pourquoi pas moi ? Ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont. Nous, on reste. Et on doit supporter ça ! On doit poursuivre notre chemin avec le soulagement de n’avoir point trépassé certes, mais aussi avec cette absence toute fraîche qui remplit nos pensées. Quelques belles âmes pleurent la mort d’inconnus. D’autres ne pleurent jamais – les bêtes ! Moi par exemple. Encore que, il y aurait des bêtes qui pleurent, à ce qu’on dit.

« Toutes ces vallées de larmes, ces torrents d’émotion… Pourquoi ? L’inéluctabilité. La perte est définitive. On ne pourra plus embrasser la personne aimée. On ne pourra plus rire avec elle. Et surtout, rien ne la remplacera, jamais. C’est donc ça la perte. Tout le monde connaît. Écoutons le chagrin de ceux qui vivent actuellement une perte. »

Illustration 1
épisode 31 © Robert Valbon

[1] Qui se termine aussi par une mise en bière.

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