TROIS
Le stage pratique s’est déroulé dans une entreprise familiale de Normandie où tout le monde était fort sympathique. Je confirme une rumeur : oui les croque-morts aiment s’amuser et apprécient la bonne chère. Après une initiation à la préparation de dépouilles mortuaires et un ou deux enterrements, je fus affecté au crématorium. Mes premières cérémonies réelles se tinrent ici, un lieu moderne, parfaitement fonctionnel avec une salle modulable en deux espaces possibles et disposant de fours parfaitement aux normes, ce qui n’est pas encore le cas sur tout le territoire.
jeudi 25
crémation[1]
Hubert L, 83 ans (Tronget, Allier)
Cinq personnes, dont les enfants Nadine et Gilles (le fils qui est restaurateur à Paris)
Comme j’ai manipulé des corps la veille, j’ai eu suffisamment de recul pour ne pas craquer. J’ai souri du mieux possible, parlant doucement et regardant les gens autant que le cercueil. Je me suis appuyé sur mes rares notes prises le matin lorsque j’ai appelé la famille.
Avant d’entrer, j’ai expliqué que nous (le crématorium) ne souhaitions pas que la cérémonie, même sans prise de parole, soit expédiée. J’ai oublié de mettre le Lacrimosa (du Requiem de Mozart) que j’avais préparé pour l’entrée dans la salle, mais je l’ai lancé ensuite. J’avais préparé deux chansons en rapport, L’Auvergnat (Brassens, le mort étant de l’Allier) et Ta Chanson (la fille m’ayant dit qu’il aimait Ferrat). Ces chansons (« politiquement incorrectes » ai-je dit) évoquent la mort et ont fait pleurer les deux enfants ; pas les deux petits-enfants ni le gendre.
J’ai pris soin de parler du mort en citant ses prénom et nom, ainsi que de toujours dire « votre papa, votre grand-père, votre beau-père » et vice-versa « ses enfants, ses petits-enfants, son gendre ». J’ai un peu parlé de moi (ouvriers retraités, nos grands-parents paternels étaient gardiens d’un centre de vacances de la ville de Bagnolet dans l’Allier ; ils nous ont transmis la simplicité de leur classe sociale) pour mieux partager leur deuil. Même si c’était pour moi comme jouer la comédie, je compte faire ça systématiquement, à la fois pour toucher les gens et pour me protéger.
Ils ont refusé de regarder la mise à la flamme (Édouard s’en occupait) à l’écran, ce qui collait bien avec leur personnalité. Le mort était un prolo devenu cadre, Michelin puis Kléber. J’ai évoqué la mémoire ouvrière et le respect de certaines valeurs (sur une ultime sollicitation de la fille, juste avant la cérémonie).
Tout le monde était ému et m’a remercié. Après cette première expérience, je suis troublé d’avoir vécu quelque chose qui ne m’appartient pas, d’avoir réellement été utile – même quelques instants.
mardi 30
Ayant deux cérémonies dans l’après-midi, j’ai appelé les contacts la veille, préparé les musiques et les mini biographies.
Je me suis fait une trame à partir de laquelle j’ai improvisé : musique pour l’installation (Requiem Mozart) / Mesdames, Messieurs, nous sommes rassemblés, etc. / quelqu’un veut parler ? / musique (chanson) / la famille vous remercie / la bio / musique / le geste autour du cercueil / voici le moment de se séparer… / fermeture du rideau avec musique / je reviens pour proposer la vidéo de la mise à la flamme.
Je me suis débrouillé pour avoir toujours la musique suivante prête et cela a bien fonctionné.
Dans les deux cas, j’ai parlé de “justesse” quant aux musiques (et texte pour le second) que je me suis permis de choisir, et les familles ont été touchées.
crémation
Guy B, 54 ans (Lens, Amiens, Belgique)
Treize personnes, dont Michèle (épouse), Jennifer (fille), Matéo six ans et Ambre trois mois (petits-enfants)
Toujours souriant, calme, j’ai parlé de l’injustice de mourir si tôt en évoquant notre similitude. Le mort a quasiment mon âge ; c’est assez étonnant comme expérience. Autre sujet d’étonnement : ce gars était électricien, comme celui que j’avais inventé pour ma cérémonie fictive !
Évoquant l’humour du défunt et sa passion pour les avions, j’ai regretté l’absence d’une maquette et ai promis une surprise pour la fin.
Bio : Guy était un homme sur lequel on peut compter. Toujours présent pour ses proches, sa famille, ses amis, ses collègues. Il aimait faire la fête, il aimait rire et blaguer, il aimait le travail bien fait, ce qui va souvent de pair.
Quand on est électricien, il faut être précis, alors j’imagine qu’être électricien en aéronautique nécessite non seulement de la précision, mais également de l’organisation, de la rigueur, un sacré savoir-faire et de la passion. Or, Guy était un passionné. Passion des avions bien sûr, avec ses maquettes ; passion de sa famille. Ambre n’a pas eu le temps de profiter de son jeune grand-père, mais Matéo a illuminé les six dernières années de la vie de Guy, et c’est quelque chose que la mort ne pourra effacer.
Tous ici, petits et grands, vous êtes blessés, vous êtes attristés. Tous ici, vous avez croisé la vie de Guy. Vous l’avez aimé, vous avez partagé des expériences personnelles, professionnelles (citation des villes qu’il a traversées), vous avez vécu des aventures ensemble, vous vous êtes dit des choses intimes… Tous ces liens que vous avez tissés, tous ces souvenirs, gardez-les au plus profond de votre mémoire. Ils sont dans votre cœur, avec lui.
J’ai brodé sur les souvenirs qui montent en écoutant la chanson (Garou) choisie par eux. Pour conclure, j’ai diffusé la surprise (les hélicos d’une de mes mises en scène) en arguant que cela sonnerait comme une musique à ses oreilles ; cela a beaucoup plu, m’a dit la fille.
Je suis revenu du four[2] avec deux roses prises dans le bouquet sur le cercueil. Je les ai données à la femme – qui est tout le temps restée muette comme une tombe – et à la fille.
Certains petits-enfants étaient absents ; leur mère (la fille du mort) m’expliquant après la cérémonie qu’elle ne leur a pas encore dit que son mari, leur propre père, est mort il y a trois mois !
C’est justement là que j’ai évité de dire « bon courage ». Formule que je trouve adaptée – malgré l’avis contraire de la psy de la formation – et que j’ai dite après les deux autres cérémonies.
[1] Ma première cérémonie en tant que professionnel !
[2] Ne m’en veuillez pas ! On dédramatise comme on peut dans ce métier.