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Billet de blog 22 août 2025

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Pompes sur mesure - épisode 27

Vingt-septième épisode de « Pompes sur mesure », écrit par le metteur en scène et ancien maître de cérémonie Robert Valbon, récit de son travail et de son vécu aux côtés des endeuillés.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

VINGT-TROIS

 Comment transformer une personne sans cœur en quelqu’un d’aimable ? J’utiliserai ici le plus possible les proches de la défunte pour lui tisser un suaire de compassion. S’il y avait de la jalousie, c’était une démonstration d’amour. L’égoïsme, une nécessité d’exercice du pouvoir. Et puis la musique adoucit les mœurs, notamment l’opéra italien.

Lundi 9

Enterrement A

Lucienne D, 96 ans

 Chambre funéraire (Fondation A) Casta Diva (Norma Bellini)

Cimetière (A)

impro sur l’utilité de se retrouver, les mots habituels (vivre ensemble une respiration indispensable, afin de laisser aller les souvenirs, les joies passées, la tristesse bien présente), le temps suspendu, la concrétisation des deuils dans celui-ci

Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un dernier hommage à Madame Lucienne D. Selon sa volonté, elle sera inhumée dans la même tombe que René, son époux. Lucienne D nous a quittés mercredi, à l’âge vénérable de quatre-vingt-seize ans.

Lucienne est partie sans bruit, entourée par le personnel très compétent de la Maison de retraite, la Fondation A, avec à sa tête l’infirmière en chef, Isabelle.

Le plus souvent, la mort nous accompagne de loin, nous la connaissons vaguement, nous l’attendons, nous en souffrons même lorsqu’elle nous soulage. Dans votre famille, elle est venue trop souvent, vous retirant deux fils je m’adresse au fils de la défunte. Autour du cercueil de Lucienne aujourd’hui, tous, vous vous souvenez des autres deuils qui vous ont frappés.

Si nous trouvons la force pour faire face aux étapes de la mort de nos proches, dépasser la souffrance, c’est grâce à l’enfance qui vit en nous intemporellement. Le deuil nous ramène à l’enfance comme noyau de notre être, comme trésor intact d’émotion, de pensées et de sensations qui pourront nous aider à traverser ensuite des épreuves. aphorisme pensée - émotion

Bio

Lucienne B est née le 30 novembre 19… au Mans. Elle a vécu une enfance heureuse avec sa grande sœur Renée, dans une famille harmonieuse, avec beaucoup d’amour. Amour que les deux sœurs rendaient bien à leurs parents, et que Lulu a même transformé en adoration en ce qui concerne Gustave, le papa.

Votre mère a grandi dans une époque de bouleversements sociaux. Elle avait dix-sept ans en 19… ; déjà très séduisante et n’en doutons pas, courtisée, elle a peut-être connu son premier amour (votre père, Jacky ?) lors d’un premier congé payé pris en famille.

Puis elle a vécu la seconde guerre avec sa mère, Georgette, au Mans ; comme beaucoup de nos aïeux, en se débrouillant, en toute discrétion.

impro sur le rôle modeste des Français pendant la guerre, des secrets de famille

Avec deux hommes, Lucienne a eu deux enfants, Maurice et Joanny. Maurice (vous préférez Jacky) a surtout été élevé chez la grand-mère Georgette, femme extraordinaire. Mon père disait toujours que les qualités sautaient une génération, il parlait bien sûr de mes enfants… De Georgette à Lucienne, Jacky, vous avez été beaucoup baladé entre différents foyers. Comme si votre maman ne trouvait pas comment faire pour vous garder auprès d’elle. Elle a dû se poser la fameuse question : « Comment faisaient mes parents ? », inquiétude qui n’épargne personne.

Mais elle a laissé à son “Jacquot” et à “ Nono” quelques bons souvenirs d’enfance, entre deux engueulades avec René. Paix à son âme ; il l’a précédée dans cette tombe depuis dix ans. Le couple explosif habitait A. Lucienne a toujours assumé ses responsabilités en progressant dans son emploi. Elle a fait sa carrière dans les assurances – comme papa –, agent administratif, puis rédactrice, elle a gravi les échelons au sein du groupe D. Elle pensait certainement que ce qui était bon pour elle devait l’être aussi pour ses proches puisqu’elle a extrait votre père, Joanny, de ses activités au grand air sur les marchés pour l’enfermer dans les bureaux des assureurs. Mais impossible d’empêcher René de s’évader avec la pêche, le cinéma, la peinture, dont il vous a transmis le virus.

À sa manière, Lucienne exerçait une forme de pouvoir : cette femme intelligente qui n’a pas hésité à mettre ses garçons au boulot à quatorze ans déplaçait ses pions sur l’échiquier de l’existence et elle savait manipuler le jeu.

La femme très admirée, la reine de beauté et d’élégance, la mère tirée à quatre épingles n’avait pas la recette pour faire ne serait-ce qu’un câlin. Manque de savoir-faire que vous avez également connu dans son dédain de la cuisine. Elle préférait courir les magasins de fringues.

Et puis Lucienne aimait voyager ; rarement en se déplaçant, surtout avec la lecture. Les romans et sa collection de Géo qui l’emmenaient partout dans le monde.

Le cœur de Lucienne avait, n’en doutons pas, une place pour l’amour de ses enfants. Sinon, comment expliquer sa jalousie lorsque les brus sont arrivées ? Mesdames, vous avez fait (tout) votre possible pour l’aimer, la seconder, lui faciliter la vie… Là où vous mettiez de l’amitié, Lulu voyait de la concurrence. Ce ne sera pas la première femme à ne pas vouloir partager ses enfants !

prise de parole Joanny

Mémoire

Depuis quinze ans, la maladie d’Alzheimer a isolé progressivement Lucienne de son passé. Il se peut qu’avec la sagesse qui accompagne l’âge (elle avait alors quatre-vingts ans), le passé soit devenu plus clair et les souvenirs plus lourds à porter. Les pathologies ne nous tombent pas dessus par hasard… Ces sept dernières années, la maladie s’est fortement accentuée et Lucienne n’avait plus de contact avec le monde réel.

C’est le moment maintenant pour vous tous, présents ou non aujourd’hui, de dire au revoir à Lucienne D. Jacky (Évelyne), Joanny (Éliane), vos enfants Sylvie, Serge, Nathalie, vos petits-enfants (Estelle), Chris et Stella aussi (même s’ils n’ont pas connu leur grand-mère paternelle).

broderie sur l’importance d’une grand-mère

Bleu lavande (Line Renaud)

Séparation (quelqu’un veut parler ?) – Recueillement

pendant qu’ils descendent le cercueil, je reviens sur La Norma qui aurait plu à Lucienne, ces paroles sont pour elle

Je remercie Joanny d’avoir suggéré la Norma, ce qui m’a donné l’occasion d’écouter plusieurs versions : Bortali, Callas, Fleming, Giannattasio, Netrebko… de l’air le plus célèbre, Casta Diva (1831).

  « Chaste Déesse, qui argente

  Ces forêts antiques et sacrées

  Tourne vers nous ton beau visage

  Sans nuage et sans voile.

  Adoucis, ô Déesse

  Adoucis des cœurs ardents le zèle,

  Adoucis encore le zèle audacieux,

  Répands sur terre, ah, cette paix

  Que tu fais régner dans le ciel. »

Un enterrement difficile à préparer du fait que la pauvre femme n’était pas vraiment appréciée. Le fils la qualifie d’emmerdeuse : une femme égoïste, incapable d’amour, attentive à sa seule apparence. Mais bon, j’ai rassemblé les différents deuils vécus par cette famille et l’émotion est allée plus loin que ce que le fils avait imaginé. J’ai tenu bon pour la musique en apportant mon appareil au cimetière. Tous étaient très satisfaits de ma prestation.

Sauf cet abruti de porteur qui continue de me pourrir la vie. Il a commencé dès le début à me reprendre sur tout. Je l’ai envoyé balader à propos du rideau de fond de salle que je vérifiais, puis il y a eu l’épisode de la vis. Une vis ne prenait pas dans le bois ; après qu’il ait refusé catégoriquement de visser cette – essentielle – pièce finale, il m’a ordonné (je croyais jusqu’alors qu’il s’adressait à moi sur le ton du conseil) de faire sortir les gens. J’ai rétorqué qu’il n’y avait pas le feu, les gens attendent tranquillement. Comme ça s’éternisait, je les ai fait sortir en tapant dessus (pas sur les gens, la vis). Aucun des porteurs n’avait de vis de secours ; j’en ai désormais deux différentes dans mon sac.

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