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Billet de blog 28 février 2025

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Pompes sur mesure - épisode 2

Deuxième épisode de “Pompes sur mesure”, écrit par le metteur en scène et ancien maître de cérémonie Robert Valbon, récit de son travail et de son vécu aux côtés des endeuillés.

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UN

 Quelques années de ma drôle de vie, j’ai exercé la noble profession de croque-mort. Il m’arrive encore de le faire occasionnellement, à titre gracieux. Pas le type qui accueille les familles à l’agence, ou celui qui chauffe le corbillard ou porte le cercueil… mais le gars qui conduit les opérations depuis la levée du corps jusqu’à son enfouissement ou son évaporation : le MC[1]. Il m’est arrivé d’intervenir avant et après ; avant en préparant les défunts, après en dispersant les cendres. Je fus ce que je suis dans ma vie professionnelle artistique : un metteur en scène.

Les funérailles ne sont pas un spectacle au sens habituel ; les spectateurs sont aussi les acteurs. Elles nécessitent néanmoins une scénographie. Nous avons tous vécu des deuils sans conduite sérieuse du processus qui va de la levée du corps jusqu’à la cérémonie ; ces deuils nous ont laissé des parfums de colère, des sentiments de culpabilité vis-à-vis des disparus qui peuvent s’avérer très douloureux. Tout comme au théâtre, les obsèques nécessitent une mise en scène qui doit permettre à l’assistance – le public acteur – d’interpréter son rôle en toute sincérité, sans jugement extérieur et parfois même avec une reconnaissance émue des autres participants. Cette conduite bien menée nous valorise[2]. Si la mort nous dépouille d’une part de nous-même, les funérailles réussies nous rendent plus vivants. Notre narcissisme cède un peu de terrain pour une appréhension plus aigüe de la vie. C’est le fameux paradoxe dont je ne manquais pas de parler : « Des moments intenses, rares, où il y a une connexion fructueuse entre l’émotion et la pensée. Quelqu’un qui est ému et qui pense en même temps est plus libre que la moyenne. Le temps du deuil est un temps subversif. ».

D’où me vient cette disposition à accompagner le deuil ? Dans la tradition familiale, la mort n’était pas traitée ; elle n’existait pas, ou plus précisément elle ne donnait lieu à aucun partage avec les autres. Jusqu’à ce que je prenne les choses en main… beaucoup plus tard.

Mon premier souvenir sur le sujet date de mon enfance, vers huit ou neuf ans. Mes parents m’avaient envoyé comme messager annoncer la mort d’un ami à eux. Je me rappelle avoir traversé une partie de la ville avec ce fardeau à livrer. La confiance que les parents mettent dans leur progéniture emprunte parfois d’étranges voies.

Ensuite, avec mes frères et sœurs, nous avons dû gérer les disparitions en solo. À quatorze ans, la mort de notre grand-mère maternelle n’ayant donné lieu à aucune cérémonie et encore moins à une sépulture, nous avons passé de longues nuits soit à la pleurer soit à faire des cauchemars. Arrivé à l’âge adulte, j’ai vécu le deuil de notre autre grand-mère dans le secret. Il y eut évidemment bien d’autres décès entre les deux événements ; toujours tabous, toujours pris à la légère. Ma grand-mère paternelle, manifestement seule malgré nos visites, avait fait le choix de se laisser mourir de faim à l’hôpital. Encore une disparition douloureuse non “traitée”. Plusieurs années après sa mort, en passant devant chez elle j’hésitais jusqu’au dernier moment pour aller la voir. Je n’avais pas fait mon deuil. Ce n’était pas faute d’avoir essayé ! Mes parents n’ont pas pris au sérieux ma demande de récupérer son crâne. Étant donné que son corps demeurait propriété de la médecine, j’aurais bien aimé conserver cette belle trace d’une des femmes que j’ai le plus aimées. Je conçois tout à fait que cela puisse sembler morbide.

Heureusement que je n’avais pas suggéré d’en faire un pot-au-feu, en hommage à sa cuisine ! Ça y est, j’entends les accusations d’anthropophagie. Que celui qui n’a jamais mangé de viande morte me jette la première pierre. Dans une même civilisation, les coutumes peuvent varier radicalement selon les époques. Nous sommes devenus tellement bégueules et puritains avec le corps humain que les deux principaux interdits que sont le sexe et la mort[3] dominent désormais notre morale. Il n’en a pas toujours été ainsi. La culture classique que j’ai reçue magnifie le corps dans toutes ses dimensions, que ce soit à travers la littérature, la peinture ou même la musique. Les écorchés de Léonard, l’art du pet chez Gargantua, les visions de Bosch, le crâne de “To be or not to be”, la pornographie de Sade, le traitement de la voix chez Haendel, les troublantes enharmonies de Marin Marais…

L’enfant que je fus s’interroge sur les contenus et méthodes pédagogiques de notre école laïque et obligatoire ingurgités en toute confiance par les générations de bons élèves. S’agissait-il d’ouvrir nos jeunes consciences au tumulte des mouvements scientifiques, artistiques, philosophiques ? Que nenni ; une vision figée de la langue, de la culture…  une pédagogie du dogme, voilà tout. On nous a découpé l’histoire dans un conte à épisodes, une série de fiction, avec ses gentils et ses méchants[4]. Allons enfants… ce n’est pas parce que nos aïeux rotaient à table et pissaient derrière les rideaux qu’il faut les imiter. Ce qui était bon pour les autres ne l’est plus pour vous. Lorsque la réalité est travestie par de pudibonds aînés censés apporter la connaissance, comment l’enfance peut-elle échapper à la schizophrénie, c’est-à-dire ne pas distinguer sa perception subjective des événements de la réalité objective et officielle ?

J’ai vu très peu de morts dans mon enfance. « C’est pour ton bien », pensaient les adultes. Je sais maintenant que cette prohibition nuit à la santé. Voir la dépouille mortelle d’un proche, d’une personne que l’on a aimée est un vecteur essentiel de notre développement, aussi important que la masturbation, les voyages qui forment la jeunesse, les bagarres à la récré, les joints au lycée. La première mort dont je me rappelle comme adulte est celle d’un grand-oncle. C’était à l’occasion d’un voyage en Vallée d’Aoste, terre des ancêtres paternels. Nous étions sur la route, mon père et la future mère de mes enfants, lorsque tomba la nouvelle de la mort de Philippe que nous allions visiter. Cette fois, personne n’a pu m’éloigner de l’événement. Lorsque nous sommes arrivés chez l’oncle, des pleureuses encadraient le cercueil posé sur la table de la pièce principale. Le vieux était comme nous avions l’habitude de le voir, mort certes, mais parfaitement humain. Aucune frayeur, bien au contraire ; l’assurance d’un état irréversible dont j’étais enfin témoin et que j’allais vivre joyeusement. La preuve : nous avons bien rigolé le lendemain lorsqu’au cimetière du village les pleureuses nous fusillaient du regard à cause de nos tenues colorées et de ma chemise hors du pantalon.

Il n’est pas si lointain le temps où les anciens vivaient leurs dernières années entourés du reste de la famille. Chacun se nourrissait de la tendresse de l’autre. Le petit-fils confiait son premier chagrin d’amour à la grand-mère ; le pépé faisait le potager avec les petits-enfants ; en sécurité dans l’âtre on épluchait ensemble les châtaignes… Dans ce bonheur de tribu soudée, la mort venait tranquillement libérer une place pour le suivant à venir. Et tout le monde s’en satisfaisait. La tristesse de la perte était réelle, concrète, constructive. Aujourd’hui, les mouroirs que sont la plupart des EHPAD[5] attestent une perte d’humanité sans doute commune aux fins de civilisations. C’est en tout cas une explication qui me rassure face à la publicité agressive qui veut me vendre un placement financier dans un de ces établissements morbides.

Dans le cas d’accidents, de maladies, de la perte de très jeunes enfants, le rejet de la mort hors de notre vie quotidienne entraîne des douleurs autrement plus puissantes que celles occasionnées par le départ des ancêtres. Auparavant, ces décès étaient vécus comme une fatalité, un coup du mauvais sort, voire d’une volonté tellement divine qu’on devait s’y soumettre sans discussion. Aujourd’hui, l’explication céleste ayant du plomb dans l’aile, cela relève surtout du domaine de l’incompréhension, de l’injustice. L’ordre est bouleversé : « ce n’est pas normal qu’elle meure avant moi ». Comment se fait-il que dans notre société moderne on puisse encore s’emplafonner une bagnole sur la route des vacances ou bien crever comme un chien dans un hôpital ? On pourrait ajouter le suicide et le meurtre, symptômes récurrents de fin de règne. Quelle injustice, me direz-vous… Comme s’il était question de justice dans l’affaire. La justice serait à la rigueur de pouvoir vivre et mourir en femme et en homme libre. Ce qui relève encore du domaine de l’utopie. La justice moderne est celle de l’ordre social : pour conquérir sa place et la conserver, il faut assimiler les règles, les appliquer, les écrire même. La justice du monde contemporain, c’est celle de la compétition qu’on nomme parfois croissance : croître ou mourir ! Nous avons remplacé le don par l’économie. Nous obéissons aux lois de la production et de la consommation ; nous ingurgitons les saloperies de la culture et de l’élevage intensifs léguées par deux guerres mondiales en mal de reconversion industrielle. Et vive le cancer ! Est-il juste de mourir dans d’horribles souffrances après avoir été toute sa vie le bon citoyen qui consomme ce qu’on lui vend ? Pour les très gros actionnaires qui en tirent profit, à n’en pas douter, ça l’est… Juste de quoi gerber devant leur compassion de culs-bénits.

Afin que cette cuisine immonde tienne au ventre, nous avons les chefs étoilés que sont les experts, les spécialistes de toutes sortes : en gestion du comportement, en sécurité, en patrimoine, en art, en éducation… sans oublier les spécialistes de la mort, avec leurs semaines promotionnelles. Notre monde est formidable ; tout est rangé, règlementairement étiqueté. Vous voulez voir des bagnoles que vous ne pourrez jamais conduire ? Salon de l’auto. Des cuisines hors de prix ? Foire de Paris. Des armes sans en avoir l’air ? Salon de l’aviation. De la viande sur pattes ? Salon de l’agriculture. De la viande froide ? Salon de la mort.  Chaque chose à sa place et les vaches seront bien gardées dans les centres de torture que sont les fermes industrielles. Et si on se risque à regarder par la fenêtre alors que c’est interdit, à tenter de franchir les lignes, Big Brother veille. Pour garantir l’imperméabilité des spécialités, nous avons les murs, la vidéo-protection, les cartes d’identité, les codes-barres, les classements à l’infini. Nous sommes des cadavres en sursis, numéro ficelé au gros orteil, dans les tiroirs impeccables de la morgue universelle.

Les grands groupes funéraires sont comme les autres multinationales, ils font et défont le marché. Comme les autres ils délocalisent la production, comme les autres ils rognent le coût du travail, comme les autres ils modernisent leurs produits. Jusqu’à un certain point : des cercueils en carton, des urnes avec une graine à planter, de la musique en direct, etc., mais pas question de plaisanter avec les nouveaux rites soi-disant laïcs. Un croque-mort se doit de faire une gueule d’enterrement. S’il la fait trop, fuyez ! Inutile d’ajouter de la fausse compassion à votre deuil.

Même si la religion a perdu du terrain, le traitement de la mort en est toujours inspiré. Où se déroulent les pompes qui suivent les catastrophes nationales ? À la cathédrale. Même laïque, la France reste la fille aînée de l’Église. Si le prêtre est de moins en moins sollicité lors des funérailles – en tout cas dans les grandes agglomérations –, la messe n’est jamais loin. La plupart des cérémonies “civiles” utilisent la même liturgie : debout, assis, recueillement, « geste selon votre cœur », en lieu et place des prières et du goupillon, textes et musiques prêts à porter. Je ne dis pas que tout est à jeter dans les religions, certains rites ont fait leurs preuves et la communion n’est pas une exclusivité de l’Église. C’est son héritage idéologique qui pèche en condamnant tout élan de détresse ou toute velléité d’agapes post-mortem. Les émotions sont autorisées dans la limite des espaces disponibles. Vous pouvez pleurer mais discrètement ; ce n’est pas le lieu qui convient pour évoquer l’injustice et la violence de la perte de votre enfant. Je force à peine le trait. Nous avons vécu cela dans la famille, sans aucune compassion pour ma sœur aînée qui a perdu son premier enfant un mois après la naissance. Un cauchemar de plusieurs dizaines d’années pour elle ! Il était trisomique, souffrait de grosses malformations cardiaques, rénales et autres joyeusetés. Le médecin a prévenu nos parents que l’enfant n’était pas viable ; il a été transporté dans un autre hôpital où ma sœur a refusé de se rendre. De l’enterrement, elle se rappelle la camionnette blanche, la stèle avec mère, enfant et tentative d’arnaque du marbrier… et près de cinquante ans plus tard, elle n’arrive toujours pas à retrouver d’autre image de cet épisode dramatique, que ce soit la mise en terre ou tout simplement le bébé. Seule contre tous, elle s’est battue plusieurs mois pour récupérer le carnet de santé. Nous avons vécu cette histoire dans le plus total déni. Les futurs autres enfants de ma sœur, tout à fait bien portants et heureux, en savaient plus que nous leurs oncles et tante. Elle a eu la sagesse de leur dire sa douleur très tôt, mais il lui était impossible de nous en faire part, par interdiction tacite ou par étouffement dont je perçois aujourd’hui la grande violence.

Sous la loi du marché, celui de la mort aura toujours des clients. D’où la mainmise de multinationales sur cette activité fort lucrative. Les agences indépendantes sont plus respectueuses des besoins des familles endeuillées que les grands groupes. Ces derniers sont soumis aux exigences de leurs conseils d’administration et autres fonds de pensions ; ils sont peu attentifs et bâclent le travail (je l’ai constaté à maintes reprises). Lorsque vous entrez dans une agence, prenez le temps nécessaire pour la préparation d’un hommage à la hauteur de l’amour que vous avez pour votre disparu, depuis la levée du corps jusqu’à l’inhumation ou la remise de l’urne. La cérémonie qui s’ensuivra peut vous reconstruire… ou vous détruire.

[1] Maître de cérémonie

[2] « Qui assistait à un sermon croyait sûrement de bonne foi qu’il y était pour le sermon, et il eût été étonné et peut-être indigné aussi si quelqu’un lui avait expliqué que le grand nombre des auditeurs présents lui apportait plus de satisfaction que le sermon lui-même. » (Elias Canetti, Masse et puissance)

[3] Dans un article célèbre publié en 1955 (“Pornographie de la mort”), Geoffrey Gorer analyse ce “nouveau” tabou.

[4] Dans le rôle du gentil : le monarque-président, dans celui du méchant : l’envahisseur (étranger évidemment).

[5] Établissements d’horreur pour personnes âgées dépouillées

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