Daniel O, 64 ans
cimetière
Proclamation
Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un tout dernier hommage à Monsieur Daniel O. Selon sa volonté, il est inhumé dans le caveau familial entre sa mère et son père.
Il n’y a pas de discours qui puisse combler ou recouvrir la perte. En revanche, ils peuvent offrir une ressource de sens : aider à passer le deuil, à construire la relation à ce qui est perdu.
La cérémonie qui suit la disparition d’un être aimé échappe à… impro sur la routine. Nous sommes ici, autour du cercueil de Daniel O, pour vivre ensemble une étape, pour reprendre le souffle qui s’est suspendu avec sa mort. Une respiration nécessaire, indispensable, afin de laisser aller les souvenirs, les joies passées, la tristesse bien présente. Daniel O nous a quittés il y a une semaine, à l’âge de soixante-quatre ans.
Je ne vais pas vous raconter d’histoires et ma franchise aurait certainement plu à Daniel : c’est beaucoup trop tôt pour mourir. Lorsque la maladie de Pick l’a attaqué, il n’avait même pas soixante ans ! Tout est allé vite : la maladie dégénérative (j’avais prévu “démence”, mais l’ai supprimée après avoir parlé au frère dans la chambre) fronto-temporale a évolué rapidement jusqu’à diminuer les capacités de votre époux (Madame), le priver de ses facultés, de sa force et sa joie de vivre, jusqu’à lui ôter la parole et la conscience. Ces deux dernières années furent les plus éprouvantes ; mais vous étiez là, auprès de lui, toujours. Une infirmière à domicile, à temps plein.
Aujourd’hui, Daniel s’est éteint, vous êtes apaisée, enfin. Le combat que vous avez mené ensemble – avec vos proches, notamment vos deux garçons (François + Ophélie, Xavier) – est celui de l’amour. Vous saviez cette maladie incurable ; cela ne vous a pas empêchés, vous tous avec Daniel, de vous soutenir, de vous entraider dans ce combat, cette épreuve, de vous aimer.
Bio
Daniel O est né le 22 avril 19… à Courbevoie. Il était spécialiste en… beaucoup de choses ! Et c’est dans la cuisine qu’il a fait le plus gros de sa carrière. Un très bon cuistot qui s’est formé tout seul. Un cuistot très costaud, dans son corps, dans sa tête : avec sa forte personnalité, ça plaisait ou ça ne plaisait pas.
aux enfants En fait, le principal trait de caractère de votre papa est l’adverbe : “très”. Daniel avait un “caractère de très”. Je ne sais pas si ce mauvais jeu de mots lui aurait plu, mais c’est ainsi que j’ai compris Monsieur O à travers vos paroles de tendresse.
J’ai parlé d’amour… Daniel aimait : rendre service, ses parents (il les adorait), ses enfants (il faisait le maximum pour eux), sa femme (gare à celui qui lui manquait de respect), les belles choses (bagnoles, fringues… tout ce qui vous tire à quatre épingles), le travail bien fait, les chiens et les chats. Et bien sûr ses amis avec lesquels il jouait aux boules, allait à la chasse.
je demande à Denis s’il veut s’exprimer sur le déchirement qu’est la perte de son ami, il refuse
impro sur les petits-enfants qu’il ne connaîtra pas mais à qui les parents ne manqueront pas de parler de leur grand-père avec amour et fierté
J’ai parlé de voitures : votre papa, Xavier, vous a initié au modélisme, il vous a transmis l’amour du travail manuel (fils ébéniste). Pour François, c’était le bowling ; à vous, il a transmis l’art de la table, l’amour de la bonne bouffe.
Mémoire
Dans quatre jours, vous auriez fêté vos quarante-deux ans de mariage. Beau parcours ! Votre lettre Marie-Jeanne, la lettre qui accompagne Daniel dans la nuit, avec quelques photos, évoquent certainement de beaux et tendres souvenirs. Joignons cet hommage à vos mots. Ainsi, une part de chacun d’entre nous accompagne Daniel. La vie reste un peu avec la mort avant de pouvoir revenir vers les vivants.
je dis un mot sur le frère, Jean-Dominique, que je n’avais pas évoqué
Faire son deuil, c’est à la fois accepter une perte, préserver quelque chose de la personne sous la forme de souvenirs qu’on a intériorisés, et ainsi se raccommoder : continuer à vivre pour soi.
Après quatre semaines de chômage technique, j’ai deux appels le lundi pour deux cérémonies le vendredi. Pour celle du matin, Paul me prévient que la famille est rock and roll. Il me confiera ensuite qu’il a préféré me refiler le bébé plutôt qu’à l’autre MC vedette[1]. Quant à celle de l’après-midi, Louis m’explique que la levée du corps se fait au domicile. Les deux cas sont similaires : des types relativement jeunes, des maladies incurables.
Aucun problème si ce n’est de nouveau la difficulté à me concentrer. J’ai bien dû mettre quatre heures pour pondre le premier texte. De toute façon, il me faut deux jours incompressibles pour laisser mûrir. C’est indispensable ! Complètement démotivé, je n’ai cessé de remettre en question ce travail durant ces mercredi-jeudi d’écriture et de recherche musicale.
Les contacts téléphoniques s’étant bien déroulés, avec rappels et textos, j’y suis quand même arrivé. La première cérémonie fut un vrai bonheur. Tout collait parfaitement, à commencer par mon arrivée en moto, parfaitement rock and roll. À la fin, le frère m’a pris dans ses bras en disant que j’étais le meilleur MC, « une amie m’a assuré qu’elle ne (s’était) pas trompée en faisant de nouveau appel à cette agence » (son mari enterré il y a cinq ans), la belle-sœur m’a offert la rose qui était sur le cercueil, etc. Alors que personne ne souhaitait parler, lorsque je lançais la dernière musique, une dame s’est levée pour s’exprimer, puis encore trois autres personnes ! Ce fut réellement émouvant et pas triste. Ensuite, j’ai rappelé que la nièce, absente, s’associait de tout cœur à l’hommage.
La seconde cérémonie fut moins éprouvante en écriture, mais longue. Je suis arrivé le premier dans l’appartement (eh oui, il y en a encore qui conservent leur mort à la maison). J’ai été tellement en empathie avec tout le monde que l’épouse s’est amusée à rajuster le col de ma chemise. Dans son cercueil en acajou, le mari paraissait au moins quinze ans de plus. J’ai proposé au fils de poser les capuchons sur les vis, ce qu’il fit avec bonheur puis raconta tout fier à sa maman. La descente du cercueil par l’ascenseur fut une épopée. Comme d’habitude, l’église a rassemblé plus de monde que le cimetière et comme d’habitude, ce fut consternant. Le prêtre ne savait pas de quoi il parlait : « la preuve que ces valeurs sont universelles, c’est qu’on les retrouve dans les trois grandes religions ». Les porteurs ont été impeccables ; il faudra que je me rapproche d’eux un de ces jours pour déterminer s’ils me respectent pour ma performance ou pour ma fonction (j’imagine les deux). Le cimetière a commencé sous un ciel très couvert et terminé sous des trombes d’eau. Je n’ai pas failli et ai été remercié chaleureusement.
Les deux familles m’avaient demandé d’évoquer les “amis” qui ont fui les malades. Pour le second hommage, me gaffant que des cathos, même non pratiquants, seraient plus délicats que ceux du matin vraiment très sympas, j’ai demandé à la veuve si elle souhaitait toujours que je le fasse. Suite à sa rétractation – de peur de choquer les “amis” éventuellement présents – j’ai retiré le poème de Rutebeuf (“Que sont mes amis devenus”).
[1] En tout cas, il avait bien capté que je serais en phase avec le défunt du fait de son âge, sa personnalité, son parcours et sa famille.