VINGT-QUATRE
Avant de fermer les cercueils, je communique avec leurs occupants. Il m’arrive de leur parler, ils ne répondent pas verbalement. Je rectifie la position des mains, les cheveux rebelles, un sourcil qui dépasse, une bouche trop ouverte… Cette proximité me permet d’accueillir les visiteurs avec toute la force nécessaire pour gérer le très grand choc que procure la vision de l’être aimé mort.
jeudi 12
Cérémonie N*
Vladimir K, 34 ans
Funérarium N
L’Apiculteur (Bashung)
importance de cet hommage, le collectif, les mots
Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un dernier hommage à Monsieur Vladimir K. Après la cérémonie, il rejoindra sa mère, ses grands-parents et sa tante dans le caveau familial à Chantenay-Saint-Imbert, dans la Nièvre.
Quand quelqu’un décède, il faut écrire la fin. La fin de la vie de celui qui meurt mais aussi la fin de notre vie commune. Se raconter ce que nous avons été l’un pour l’autre, se dire les mots nécessaires, construire des ponts sur les failles, débarrasser le paysage de ses broussailles.
Les paroles prononcées ici peuvent offrir une ressource de sens : aider à passer le deuil, à construire la relation à ce qui est perdu. On se souvient, on pense à la personne disparue, on fait des bilans. aphorisme pensée - émotion. Nous n’avons pas tous la même appréhension de ce temps, il prend d’autres formes… impro
Nous sommes ici, autour du cercueil de Vladimir K, pour lui rendre l’hommage de ses amis, pour vivre ensemble une étape, pour reprendre le souffle qui s’est suspendu avec sa mort. Une respiration nécessaire, indispensable, afin de laisser aller les souvenirs, les joies passées, la tristesse bien présente. Vladimir K nous a quittés le 16 février ; il venait d’avoir trente-quatre ans.
Trente-quatre ans, c’est bien trop jeune pour mourir. impro sur l’injustice Le plus souvent, la mort nous accompagne de loin, nous la connaissons vaguement, nous l’attendons, nous en souffrons même lorsqu’elle nous soulage. Aujourd’hui, la mort de Vlado vous frappe, elle vous fait mal, elle arrive avec brutalité, en toute injustice. Certains d’entre vous ont envie de crier. et là, je mets Gainsbourg au lieu de Bashung (déjà passée) qui malheureusement ne crie pas
Intoxicated Man (Gainsbourg)
Bio
Vladimir K. est né le 9 février 19… à Tours où il a passé son enfance. Bien qu’il ait plusieurs demi-frères et sœurs (six), il n’a pas eu la chance de partager ses premières années avec eux. Ses parents ont rapidement divorcé après sa naissance ; Vlado a été élevé par sa mère, avec amour, et pas très loin, une grand-mère et une tante, elles aussi pleines de tendresse. Il était heureux, il aimait la vie, il avait des amis. Le plus ancien d’entre eux, Clément a connu Vlado au collège…
prise de parole Clément
Après le lycée, Vladimir enchaîne une année de fac (lettres ? je manque d’infos !), et c’est là qu’il perd sa maman. Il tient le coup quelque temps, mais commence alors une chute dont il ne se remettra pas. Sans lien affectif ni trop de contact avec son père (Alexandre K) il laisse tomber les études et vit sur son héritage.
Vlado était un type courageux et il avait sans doute la force et l’énergie pour peu à peu se remettre d’aplomb. Mais le sort s’est acharné contre lui, et, peu de temps après ce premier deuil, ce fut sa tante qui mourut. À partir de là, Vlado s’est perdu.
Ça ne l’empêchait pas de rester le type gentil que vous avez connu, toujours généreux. Votre présence aujourd’hui démontre qu’il savait se faire aimer. Savait-il aimer ? Qu’est-ce qu’on peut dire de ses passions ? En avait-il ? Comment pouvait-il encore en avoir ?
Il aimait jouer au PMU, il aimait faire la fête, il était champion de flipper (info donnée juste avant par un ami), il aimait boire et manger.
j’invite à prendre la parole, en vain
Vladimir aimait la peinture, la sculpture. À peine deux ans après la mort de sa mère, il a cessé de prendre soin de lui. Vous avez, chacun à la hauteur de vos possibilités, tenté de l’aider. Vous avez partagé des moments forts ensemble et cela ne se reproduira plus. Personne n’a pu le sauver.
Si, lors de cette dernière prise qui l’a mené à la mort quelqu’un lui avait tendu la main, peut-être ne serions-nous pas ici aujourd’hui. ici, la cousine explique qu’il lui a laissé des messages juste avant sa mort, mais elle ne s’offusque pas de ma remarque sur la main tendue
Il y a cinq-six ans, il est allé à Paris retrouver Simone, sa grand-mère. Elle était atteinte d’Alzheimer. Vlado s’est occupé d’elle. Puis Simone à son tour est partie, le laissant seul de nouveau.
Vladimir voyait bien son père de temps à autre, mais leur relation a toujours été minimaliste. Des étrangers l’un pour l’autre. (quatre-vingt-cinq ans le daron)
Lecture d’un poème de Baudelaire sur la peinture “Les Phares” (in “Les Fleurs du mal”)
« Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;
Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !
C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité ! »
Mémoire
voici ce que j’ai censuré :
Tout produit devient une drogue lorsqu’il est consommé sans modération. Vlado est probablement mort d’une overdose de cocaïne. C’est plus littéraire, plus romantique qu’un éclatement intestinal après une orgie de pâtes. Quoi qu’on ait fait un film avec ça.
La question de la drogue divise notre société en bons et mauvais sujets : il y a les bons qui jamais ne touchent à la drogue déclarée comme telle par les autorités mais qui se torchent allègrement, il y a les mauvais qui en consomment alors que c’est interdit. Vlado était bon et mauvais, il se torchait mais il ne s’amusait pas, il ne s’amusait plus. Avec la coke, tout semble plus évident, plus clair. En cherchant la lumière, votre ami Vladimir est tombé dans le noir.
je reprends la parole
Souvenez-vous de lui comme d’un homme qui a aimé, comme d’un copain qui a donné, un être blessé qui a résisté.
æternam (Requiem)
recueillement – séparation – je mets les scellés
Encore un cas où la justice est intervenue. Le jeune homme est mort d’overdose semble-t-il, mais je me rends vite compte que peu de gens sont au courant. Ce qui fait que j’ai supprimé la partie traitant de la drogue. Dommage, c’était pas mal. En tout cas, j’étais en phase avec le défunt : mon médecin m’avait prescrit la veille de la Miansérine pour dormir. Résultat, j’ai été défoncé toute la journée. Je pense avoir été cohérent dans l’ensemble, mais loin d’être brillant (comme ce devrait être le cas à chaque fois). Et sans trop d’informations sur le mort et encore moins sur sa famille, j’ai ramé. Ce n’est rien comparé à ce que pauvre gars a dû traverser. Quelle vie de chien ! Il a eu plus que son compte de malheurs ce mec.
Après avoir fait reconnaître le corps par l’amie et l’ami, j’ai fermé le cercueil seul, avant la cérémonie. La cérémonie terminée, en présence de tous, j’ai posé les scellés (pistolet à cire et cachet).
Il y avait une vingtaine de personnes, la trentaine pour la plupart[1]. L’ancienne amie est arrivée avant, je lui ai fait voir le corps ; dur ! À ces moments, je suis bon. Puis, avec musique, j’ai tenu ma cérémonie en improvisant le début, m’emmêlant un peu les pinceaux lorsque je suis arrivé sur les phrases que j’avais déjà dites (mais ça passait). Après le gars prévu pour prendre la parole, ils ont été plusieurs à s’exprimer, jusqu’à la fin. J’ai lu le poème qui leur a sans doute plu et que j’ai dû raccrocher in extremis à la peinture, appréciée par le défunt. Alors que j’avais prévu la première musique dans le corps du texte, je l’avais mise dès le début ; j’ai enchaîné comme j’ai pu.
En sortant, j’ai fait la connaissance de Charles, le MC qui m’a pris de haut. Le gars joue superbement son personnage ampoulé, même en s’adressant à moi. Il me confie avec un sourire en coin que des porteurs racontent qu’il m’aurait formé. Aurais-je dû être flatté ? L’homme a voulu me faire comprendre qu’il était le maître des maîtres de cérémonie. Grand bien lui fasse. Le pompeux garçon a fait du chemin depuis puisqu’il s’est rendu incontournable pour les funérailles de prestige. On peut comprendre pourquoi il se méfiait de moi puisque c’est exactement ce qui m’intéressait dans ce boulot.
[1] Il y avait une vingtaine de personnes, trentenaires pour la plupart. Ou alors : la plupart de la vingtaine avaient la trentaine.