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Billet de blog 1 août 2022

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Orwell et la novlangue néolibérale : de la pertinence d'une image galvaudée (1)

Une déclaration d'Emmanuel Macron à Roubaix (14 septembre 2021) lors de laquelle le président de la République avait affirmé que « la sécurité est la première des libertés » m'a conduit à construire un parallèle avec l'univers du chef-d'oeuvre d'Orwell, très souvent utilisé dans les médias et dans l'opinion au point d'en devenir un lieu commun.

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Je publie aujourd'hui en deux parties un texte écrit à chaud en 2021, peu après une déclaration d'Emmanuel Macron à Roubaix (14 septembre 2021) lors de laquelle le président de la République avait affirmé que « la sécurité est la première des libertés ».
Mon agacement face à ce slogan proprement insensé et inventé par l'extrême-droite m'avait conduit à construire un parallèle avec l'univers du chef-d'oeuvre d'Orwell, très souvent utilisé dans les médias et dans l'opinion au point d'en devenir un lieu commun.

Le 14 septembre 2021, le président de la République a prononcé à Roubaix une déclaration officielle « sur le bilan en matière de sécurité de son quinquennat et les réformes prévues concernant la procédure pénale et les forces de l'ordre ». Rien d'improvisé, pas de dérapage possible : chaque mot a été écrit, réfléchi, calculé.

Au cours de cette déclaration, Emmanuel Macron a notamment repris un slogan issu de l'extrême-droite (et plus exactement de la bouche de Jean-Marie Le Pen) : « la sécurité est la première des libertés ». Sa formulation exacte est la suivante (je cite la phrase dans son intégralité par souci d'honnêteté) : « La sécurité est l'affaire de tous, une co-construction, un bien commun parce que la sécurité est la première de nos libertés, celle sans laquelle les autres sont mises à mal, fragilisées, parce que les Français attendent de nous collectivement, où que nous soyons, l'efficacité, la proximité, la réactivité, la responsabilité ».

Encore aujourd'hui, cette phrase me choque : elle est proprement illogique, de sa prémisse (la sécurité est une liberté) à ses conclusions (la sécurité prime sur toutes les libertés et doit être une des priorités absolues de l'action de l'Etat). Dès lors, une idée s'impose : « c'est orwellien » ! Nous pensons tous et toutes à cet écrivain, devenu synonyme de tout et de rien dans le référentiel culturel des médias de masse et des réflexions politiques de comptoir. C'est ce qui m'a amené à m'interroger. Qu'est-ce que cette image dit de nous, de notre vie politique, intellectuelle, médiatique et démocratique ? Comment fonctionnent les slogans politiques et la persuasion dans le roman d'Orwell ? En quoi cela se rapproche-t-il en effet de la situation que connaît la France aujourd'hui ?

Les slogans dans 1984 : la force suggestive des affirmations illogiques

Le roman d’anticipation de George Orwell 1984 est devenue une référence galvaudée du discours politique ambiant. Il suffit d’une évolution du progrès technologique, de l’adoption par le pouvoir législatif d’une mesure de contrôle ou de répression pour que tous s’empressent d’y faire référence, citant généralement l’ouvrage de manière très générale et superficielle. Plus surprenant, certains – et par certains il faut entendre les commentateurs politiques de la droite bourgeoise anticommuniste – réduisent 1984 à une critique de l’URSS de Staline, voire le présentent comme la description fidèle et angoissante de la réalité de la vie quotidienne soviétique au sortir du second conflit mondial. Dans leur bouche, sous leur plume, 1984 devient l’argument d’autorité qui réfute toute référence à l’expérience soviétique du XXe siècle, ou même à toute politique de gauche, gommant tout ce qui fait la richesse du propos d’Orwell et oubliant volontairement que ce même Orwell a toujours été un militant socialiste, homme de gauche engagé et profondément antibourgeois. Ainsi, Orwell est partout sans être nulle part correctement lu, compris analysé. Anne Le Draoulec et Marie-Paule Péry-Woodley ont même théorisé le recours permanent et abusif à 1984 dans le domaine de la langue en inventant un « point Orwell », référence évidente à la loi de Godwin sur les références à la Shoah et au nazisme. La loi générale qu’elles énoncent est la suivante : « plus une discussion sur la langue dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant la novlangue[1] ou George Orwell s’approche de 1 »[2]. On pourrait étendre cette loi à toute conversation sur la politique et ses dérives, le communisme, l’autoritarisme, la sécurité, la surveillance…

Parmi les quelques passages du roman qui sont régulièrement mis en avant, au détriment de beaucoup d’autres qui semblent avoir été expurgés méthodiquement (à l’instar des opérations menées sur les dictionnaires et les journaux par les membres du parti extérieur dans 1984 ?), les célèbres trois slogans reviennent régulièrement. Trois phrases, trois équivalences très simples sont sans cesse répétées et parcourent toute la société décrite par Orwell au point d’en être indissociable. “War is Peace“ (la guerre c’est la paix), “Freedom is Slavery“ (la liberté c’est l’esclavage) et “Ignorance is Strength“ (l’ignorance c’est la force). Ces affirmations nous semblent parfaitement contradictoires, et incarnent la force de la propagande du parti unique qui pénètre les esprits au point de mettre à mal les capacités d’analyse, de logique, de déduction, pour que les mensonges de l’État soient acceptés comme véridique.

Des slogans que nous jugeons peu crédibles...

Je pense que tout lecteur de 1984 est impressionné par la pertinence du propos politique et la qualité narrative du récit, mais a du mal à considérer ces slogans comme réaliste. La pratique de la surveillance généralisée, du mensonge d’État, l’omniprésence de la propagande nous parlent : nous les avons observées à grande échelle dans les États dits totalitaires (malgré l’imprécision de ce qualificatif) du XXe siècle, et nous les vivons de manière moins massive et plus insidieuse au sein de la société capitaliste occidentale. Autour de nous, il est fréquent d’entendre des affirmations erronées ou des erreurs logiques dans le discours de politiciens, de journalistes, d’éditorialistes. De constater que le sens d’un mot a été tordu, détourné ; c’est même un symptôme de la montée en puissance idéologique de l’extrême-droite en Occident, extrême-droite qui a phagocyté une grande partie du vocabulaire de la gauche républicaine et socialiste pour substituer au sens premier de certains termes de nouvelles significations qui lui convenaient. Patriote, nom que se donnaient les révolutionnaires de 1789, est devenu synonyme de nationaliste ; de la souveraineté populaire, principe fondamental d’un régime démocratique, nous sommes passés au souverainisme, au repli sur soi identitaire. Mais on imagine mal comment des individus, même conditionnés par une propagande omniprésente, pourraient acquiescer à une formule aussi insensée que « la liberté c’est l’esclavage », à un retournement aussi fondamental du sens des mots, à la négation absolue de tous les fondements de la logique – le remplacement d’une opposition par une égalité.

Bien entendu, ce slogan a un sens sous-jacent qui dépasse sa formulation stricte. Il faut y lire que la société libre, que les libertés individuelles et la souveraineté populaire sont sources de chaos, voire de libération de pulsions dangereuses et donc de retour à une forme rétrograde de soumission, de domination, de loi du plus fort[3]. Selon cette maxime, l’État autoritaire devient protecteur, et garantit un degré minimal de liberté – qui se réduit en vérité dans 1984 à la simple survie, et encore – qui vaut toujours mieux qu’une liberté plus étendue présentée comme illusoire. C’est le propos politique plus ou moins officiel de différents régimes autoritaires du monde actuel qui, en rivalité avec l’Occident, cherchent à démontrer à leurs citoyens comme à ceux des démocraties libérales que le modèle européen et nord-américain est source de chaos, d’instabilité, de faiblesse sur les plans géopolitiques et militaires, et que seul un régime autoritaire permet de garantir la puissance du pays et la sécurité de ses citoyens[4]. L’affirmation a donc une double signification, l’égalité fonctionne dans les deux sens : « la liberté c’est l’esclavage » (un régime de liberté politique conduit à une situation d’instabilité de soumission à nos instincts primaires) et « l’esclavage c’est la liberté » (le régime dictatorial actuel, qui réduit de fait une majorité de la population, les prolétaires, à l’esclavage est la seule forme viable de liberté, bien que minime).

Outre ce degré implicite de signification, ce slogan a dans sa forme-même une utilité : favoriser le renversement de toutes les valeurs, et détruire les certitudes et les vérités préétablies dans l’esprit des citoyens. Le monde de 1984 est fait de contradictions, de réductions, de nouveaux liens logiques jusque dans la langue : le régime d’Océania cherche à subjuguer entièrement les capacités rationnelles et les convictions des individus pour implanter dans leur esprit les ferments de la domination du parti unique. C’est pour cette raison que la novlangue regorge de néologismes qui sont l’association de deux mots en un, pour les lier et créer inconsciemment dans les esprits un nouveau lien logique (“crimethought“, la crimepensée). À ce titre, toute affirmation fausse est en un sens bonne à prendre ; et c’est parce que le slogan « la liberté c’est l’esclavage » nous semble absurde qu’il est efficace, et qu’il est sélectionné et mis en avant par l’Angsoc, le parti qui dirige l’Océania. Le roman se clôt d’ailleurs par l’anéantissement à travers la torture de toute velléité de résistance chez le héros, Winston, au point de venir à bout de ce qui est présenté comme l’ultime certitude : la certitude mathématique, scolaire, fondamentale que deux et deux font quatre.

Mais si la conclusion de l’ouvrage, après le récit du long supplice de Winston, nous semble réaliste – son corps, son esprit, ses convictions ont résisté mais ont fini par céder suite à sa confrontation à sa peur la plus forte et la plus profonde : les rats – nous ne pouvons pas nous représenter un citoyen adulte, éclairé, en bonne santé acceptant des propositions aussi absurdes que « la liberté c’est l’esclavage ». Même au sein de l’univers de 1984, le jeune lecteur que j’étais ne comprenait pas que les individus qui n’étaient pas encore passés par la case torture adhèrent aussi parfaitement à un régime qui leur mentait sans détour. Ainsi, je ne partageais pas à la lecture l’étonnement du personnage principal lorsqu’il découvre autour de lui plusieurs cas de résistance insoupçonnée : il me semblait évident que presque tous les membres de cette société aient un minimum de recul vis-à-vis de son régime, au moins par la pensée.

... mais qui le sont pourtant puisque nous y adhérons nous-mêmes

Mais cette certitude qui m’habitait est, il me semble erronée. Les citoyens d’Océania, ou plutôt les frères et sœurs puisque c’est ainsi qu’ils se désignent et s’interpellent entre eux, peuvent tout à fait adhérer en majorité à de tels slogans, sans cesse répétés. Plus inquiétant encore, les citoyens de nos sociétés, qui ne vivent pourtant ni sous l’emprise d’une surveillance et d’une propagande généralisée, ni dans un état de misère sociale, matérielle et éducative comparable, pourraient et peuvent tout à fait y adhérer également.

J’en veux pour preuve un slogan qui tire ses origines (en France) de la droite et de l’extrême-droite la plus classique (j’ai envie de dire traditionnelle, l’extrême-droite Appellation d’Origine Contrôlée) et qui se retrouve aujourd’hui omniprésent dans la sphère politico-médiatique et même dans la bouche du président de la République. Ce slogan, « la sécurité est la première des libertés », m’évoque immédiatement « la liberté, c’est l’esclavage » ; et pourtant, il est prononcé de manière presque quotidienne sans que nul ou presque ne fasse référence à Orwell. Je ne m’étendrais pas sur l’histoire et les emplois successifs de cette phrase, des intellectuels[5] comme des journalistes[6] l’ont fait avec sérieux. D’autres ont également expliqué l’erreur grossière de ceux qui affirmaient en trouver l’origine dans la Déclaration des droits de l’Homme de 1789[7], erreur qui est une falsification dont le caractère volontaire me semble indubitable. Comment peut-on imaginer un adulte éduqué prétendre que le texte de 1789 consacre la sécurité matérielle au sens où l’entend la droite pour la placer au-devant de l’ensemble des libertés publiques et politiques ?

Ce qui m’intéresse n’est ni l’absurdité du discours politique néolibéral, ni l’absence de contradiction qui leur opposée par la majorité des journalistes. Ce que je cherche à comprendre, ce sont les raisons de l’assentiment logique donné par une partie non négligeable de la population (la majorité ?) à une affirmation qui était un slogan de campagne de Jean-Marie Le Pen et que l’on trouve aujourd’hui dans la bouche d’un premier ministre se réclamant de la gauche (Manuel Valls) ou d’un président qui s’en dit issu (Emmanuel Macron). Comment peut-on croire une chose pareille ? Comment peut-on acquiescer à une phrase qui, tout comme « la liberté, c’est l’esclavage », peut être niée par la simple affirmation d’une tautologie : « la première des libertés, c’est la liberté ». Il s’agit d’une phrase affirmative, d’une égalité des plus simples, et une définition succincte des termes énoncés suffit à la mettre à mal. Il semble que la répéter suffit à nous démontrer qu’elle est fausse, tant rien ne permet de lui donner la moindre valeur logique, et pourtant c’est sa répétition à outrance qui a conduit à la faire accepter, à la rendre omniprésente, à lui donner le vernis de vérité qui recouvre tout ce qui a été approuvé par ce que certains appellent le système politico-médiatique. « La sécurité, première des libertés » rejoint ainsi d’autres affirmations qui se heurtent à la réalité logique ou statistique mais qui nous sont imposées et présentées comme des évidences : « l’insécurité augmente » (ce n’est pas ce que dit l’Insee pourtant), « les français en ont marre » (de quoi ? de tout !), « la France est un pays ingouvernable et impossible à réformer » (qui subit pourtant d’innombrables réformes destructrices tous les ans sans le moindre signe d’amélioration), « les immigrés ne cherchent pas à s’intégrer » (en connaissez-vous beaucoup ?), « notre politique migratoire n’est pas assez dure » (ils laissent des milliers d’êtres humains mourir en mer, que comptent-ils faire de plus ?).

En un sens, notre incapacité à imaginer que les slogans orwelliens puissent convaincre démontre d'autant plus leur grande pertinence. Nous adhérons à des affirmations politiques parfaitement insensées, mais nous nous moquons presque des personnages crédules d'un roman, qui souscrivent à des slogans similaires de par leur construction et leur aberration logiques. Peut-être existe-t-il dans le monde de 1984 un ouvrage, ou plutôt une référence culturelle immanente et galvaudée peuplée d'hommes et de femmes jugés bêtement crédules par les personnages d'Orwell, qui se gargarisent ainsi de leur propre recul. C'est d'ailleurs ce que l'on peut percevoir à travers l'analyse du rapport des habitants d'Océania à ceux des deux autres grandes nations qui peuplent le monde de la dystopie orwellienne : quels imbéciles sont-ils, eux qui adhérent aux slogans ridicules et aux idées erronées de ces puissances ennemies ! La conviction d'être dans le juste est renforcée par le constat ironique de l'erreur des autres, y compris (voire particulièrement) lorsque nous commettons les mêmes erreurs.

Je ne veux pas tomber dans l'hyperbole ni avoir recours au « point Orwell » cité plus haut : notre société est bien loin de l'Etat dictatorial, violent et intrusif de 1984, même si certaines tendances sécuritaires contemporaines sont à même de nous inquiéter. Cela concerne également les slogans : la phrase reprise par Emmanuel Macron n'est pas du niveau de violence et d'absurdité de « la liberté c'est l'esclavage », dont le non-sens logique est manifeste et souhaité - et dont la portée symbolique et politique est dramatique. Cependant, je trouve remarquable de souligner que nous adhérons à de tels slogans absurdes et dangereux sans être soumis aux contraintes qui s'exercent sur les personnages de 1984 : dans la France de 2021-2022, pas de surveillance de masse, pas de conditionnement total dès l'enfance, pas de pression permanente sur l'ensemble de la population. Le coeur de la crédulité face à cette « novlangue » (pour reprendre le vocabulaire orwellien) dépasse donc le conditionnement et le contrôle qui définissent les régimes totalitaires dans leur acception répandue.

Dès lors, qu'est-ce qui fonde notre crédulité ? Comment en venons-nous à adhérer à ces absurdités ?

C'est ce que je me suis demandé dans la seconde partie de ce billet. A suivre !

[1] La novlangue, ou néoparler dans une nouvelle traduction de 2018, est la langue officielle d’Océania, le pays totalitaire décrit par George Orwell.

[2] Anne Le Draoulec, Marie-Paule Perry-Woodley, « Le point Orwell », Bling linguistique, 15 juin 2018.

[3] En un sens, et si l’on cherche à en simplifier la définition, il s’agit là de l’État que Hobbes décrit dans son Léviathan : sans une force coercitive importante, les individus retournent à un état de nature dangereux où les plus forts deviennent les prédateurs des plus faibles. Un autoritarisme liberticide est alors présenté comme libérateur, car garant d’une véritable liberté, restreinte dans ses effets mais durable dans le temps car maintenue par la force contre les instincts primaires de ses sujets.

[4] Je pense bien entendu à la Fédération de Russie dirigée par Vladimir Poutine et à la République Populaire de Chine de Xi Jiping.

[5] Anne-Laure Madurant, « “La sécurité est la première des libertés“ : pour en finir avec une antienne réactionnaire », Délibérée, 2018/1, n°3, p. 86-89.

[6] Olivier Tesquet, « “La sécurité est la première des libertés“ : de Le Pen à Valls, la formule s’est imposée dans le débat politique », Télérama, 19 novembre 2015.

[7] Cédric Mathiot, « La sécurité, première des libertés ? Histoire d’une formule », Libération, 24 septembre 2013.

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