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Billet de blog 28 octobre 2020

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Une "immunité qualifiée" pour les policiers français ?

A l'approche de l'élection présidentielle américaine, les débats sur la "qualified immunity", qui évite bien des condamnations aux policiers coupables de bavures font rage. Quel éclairage l'exemple états-unien donne-t-il sur la situation française ?

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Lorsque l'espace politico-médiatique a dû commenter le vaste mouvement en faveur des droits civiques et contre les violences policières qui a secoué les États-Unis d'Amérique après la mort de George Floyd, un afro-américain de 46 ans tué par la police, un seul mot-d'ordre nous fut répété sans cesse : la comparaison entre l'Amérique et la France ne tient pas, et nous ne saurions faire un lien ni entre les discriminations subies par les minorités des deux côtés de l'Atlantique, ni entre les violences policières qui marquent nos quotidiens malgré le cadre de l'État de droit.

Le sociologue Michel Wieviorka, dans un bref article paru dans Ouest France, nous le dit bien : "La France n'est pas les États-Unis". On y apprend que les personnes racisées subissent manifestement des discrimination racistes dans les deux pays, et que les forces de police des deux pays sont critiquées pour la violence dont elles font preuve. Mais, rassurez-vous, la police française n'est pas raciste car "Les Gilets Jaunes aussi ont été réprimés violemment" ! Pas d'inquiétude, la police tape sur tout le monde. Et pourtant, il s'agit d'un article mesuré et honnête lorsqu'on le compare aux propos qu'on peut entendre sur certains plateaux de télévision où, loin d'une condamnation, les dérives répressives des forces de l'ordre font régulièrement l'objet d'une apologie qui ne se cache plus (un ancien ministre n'a-t-il pas directement appelé à tirer à balles réelles ?)

Oubliées, les décennies durant lesquelles les banlieues, privées de travailleurs sociaux, ont servi de défouloir à des forces de police à bout. Oubliées, les émeutes de 2005 et leur origine tragique, la mort de deux jeunes gens qui fuyaient un contrôle de police (Zyed Benna et Bouna Traoré). Oubliée, l'évolution répressive de la politique du maintien de l'ordre, particulièrement visible lors de la contestation de la "loi Travail" en 2016. Si les violences policières deviennent une réalité palpable pour de plus en plus de citoyens (aidés par la captation vidéo individuelle, comme l'atteste le travail du journaliste David Dufresne qui les recense), elles sont tantôt justifiées, tantôt nuancées par des discours qui font fi de l'importance de la vie humaine et mettent poubelles brûlées et yeux crevés sur le même plan.

Puisque le sujet des violences policières, et particulièrement celles qui visent les personnes racisées, est au coeur de la campagne présidentielle américaine (ou du moins de celle du Parti Démocrate) alors qu'elle est dans l'ensemble écartée du débat public en France, j'ai souhaité me pencher sur un aspect du droit américain dont il n'existe pas d'équivalent direct en France mais qui permet une comparaison utile : ce que les juristes états-uniens nomment "immunité qualifiée".

L'immunité qualifiée, une "assurance tous risques" pour les policiers violents

Particulièrement bien expliquée et synthétisée dans une vidéo de Vox, cette "qualified immunity" est un principe légal défini par la jurisprudence états-unienne, et notamment celle de la Cour Suprême via l'arrêt fondateur Pierson v. Ray (1967) qui couronnait le mouvement pour les droits civiques puis, pour sa version appliquée aujourd'hui, l'arrêt Harlow v. Fitzgerald (1982). Première différence avec la France : cette importance de la jurisprudence, dont les renversements ont bouleversé l'histoire du droit civil américain (l'arrêt Roe v. Wade qui autorise l'avortement par exemple) là où la République Française a légiféré (la Loi Veil de 1975). Cet aspect propre aux États-Unis est expliqué et explique la polarisation politique croissante de leur juridiction suprême, qui culmine précisément à la veille de l'élection.

Qu'est-ce donc que ce principe d'immunité ?

Il existe en droit américain une "immunité absolue" et une "immunité souveraine". L'immunité qualifiée est une forme d'immunité souveraine réservée aux forces de l'ordre. Elle se limitait à l'origine à les acquitter en fonction de leur "bonne foi" reconnue par le juge. Mais, depuis Harlow, la "bonne foi" a été abandonnée au profit d'un critère encore plus problématique : le précédent judiciaire. Pour obtenir la condamnation d'un policier par un tribunal, il faut désormais prouver qu'il existait par le passé une situation exactement similaire déjà condamnée par la justice. Sinon, comment un simple policier pourrait-il comprendre par lui-même qu'il ne devrait pas tirer sur un suspect qui ne présente pas de menace ?

L'interprétation très stricte de ce principe permet de nombreux acquittements, et provoque de nombreuses critiques mais aussi un paradoxe : comment la jurisprudence, dont le rôle est d'éclairer l'application d'une règle générale à des faits particuliers, peut-elle faire valoir son incapacité à concevoir des faits particuliers inédits ? En un sens, je pense que cette "immunité qualifiée" est un renoncement de jurisprudence : les juridictions créent pour la police une situation où elles se refusent à statuer, à appliquer la loi aux faits contingents.

En France, ce principe légal n'est comparable qu'à la "légitime défense policière" qui est, jusque dans son nom, liée à la légitime défense définie par le droit commun. En droit, l'usage de leur arme par les force de l'ordre est toujours régi par deux principes : "l'absolue nécessité" et "la stricte proportionnalité". On est ainsi loin de la carte blanche - en théorie.

Une immunité qualifiée informelle en France ?

En France, si la situation est très différente, elle s'en rapproche dans les faits. Derrière la construction jurisprudentielle de l'immunité qualifiée aux États-Unis se cache une immunité totale qui dans les faits protège les policiers de presque toutes les poursuites. Dans notre pays, la structure-même de l'Inspection Générale de la Police Nationale (ou IGPN) et de son équivalent pour la gendarmerie (l'IGGN) fournit grosso modo le même résultat, les policiers étant très rarement sanctionnés par leurs pairs.

Pire, il se produit une forme de dissonance cognitive étrange. Aux États-Unis comme en France, les policiers ont le sentiment d'être injustement traités, d'être condamnés trop durement tandis que le reste de la population critique le manque de sanctions, de poursuites et l'immunité de fait. Ainsi, depuis 2014 et en réaction aux revendications des afro-américains portées par le slogan "Black Lives Matter", un autre mouvement s'est développé : "Blue Lives Matter", littéralement "Les vies bleues comptent" (allusion à la couleur de l'uniforme des policiers américains). En France, un article du Monde le montre bien : si la population française dans son ensemble manque de confiance en l'IGPN et réclame une réforme de fond, les forces de police perçoivent d'un mauvais oeil l'institution, et pour des raisons inverses ! Nicolas Chapuis, auteur de l'article, parle de "double réputation" - on rejoint mon hypothèse de dissonance cognitive... et montre bien l'impunité qui règne dans la police, puisque la méfiance des forces de l'ordre vis-à-vis de leur inspection générale s'explique puisque "l’on considère qu’elle traite très durement les agents pris la main dans le sac" en interne. Terrible institution de contrôle, qui en vient jusqu'à condamner les coupables !

Un billet du philosophe Frédéric Lordon sur son blog "La pompe à phynance" (hébergé par Le Monde Diplomatique) publié le 2 juin 2020 s'essayait déjà à l'exercice de comparaison que nous avons mené ici. Il y relevait très justement l'hypocrisie du regard médiatique français, qui voyait dans la situation outre-Atlantique une "fenêtre", un angle de vue et d'analyse sur la société états-unienne, mais jamais un "miroir", un outil réflexif utile pour penser les problèmes structurels de la police française. Le journalisme d'analyse se prive donc de l'outil de comparaison...

Et pourtant la comparaison est légitime, justement parce qu'il ne s'agit pas de mettre en équivalence, de présenter comme identiques les deux situations, mais bien de les mettre en balance et de les expliquer par un éclairage réciproque.

Ainsi, il est indéniable que les policiers états-uniens font plus souvent (et même de manière quasi-systématique) usage de la violence, et surtout de la violence létale, que leurs homologues français - sur les personnes racisées au moins. Depuis 2017, plus de 200 afro-américains sont abattus chaque année par la police, et un citoyen noir a, de loin, plus de chance d'être tué par les forces de l'ordre qu'un blanc, à raison de 32 morts par million d'habitants. La France ne partage pas ces tristes records.

Pourtant, la montée en puissance du mouvement "Black Lives Matter" aux États-Unis permet aux minorités et à leurs alliés de dénoncer cette situation. Aux États-Unis, la situation est de plus en plus claire : il existe un racisme institutionnel et institutionnalisé qui s'appuie notamment sur la notion jurisprudentielle d'immunité qualifiée pour protéger les policiers qui font un usage excessif de la violence. En France, rien n'est aussi clair : paradoxalement, l'absence de protection légale, officielle - j'ai envie de dire par provocation : l'absence de revendication de son propre racisme par l'administration - pose un problème aux mouvements de contestation. Leur constat est plus difficile à établir - on leur rétorque que "la France n'est pas les États-Unis" - et leurs objectifs moins clairement définis.

Vers une petit révolution outre-Atlantique ?

Car c'est bien là je pense la leçon à tirer de cette comparaison. L'immunité qualifiée a fourni une arme idéologique au mouvement "Black Lives Matter". L'existence d'un abus aussi manifeste, d'un outil légal permettant aux violences policières de s'exercer en toute impunité a permis aux militants de toucher un public très large, mais aussi de se fixer un objectif. Car si c'est bien cette notion qui empêche la condamnation des policiers ayant commis des violences, alors c'est à elle qu'il faut s'attaquer. Sans se leurrer sur le caractère symbolique d'une telle mesure, il est indéniable que le mouvement des droits civiques espère limiter le sentiment d'impunité des forces de l'ordre en mettant fin à la qualified immunity. Dès lors, cet objectif clair devient un outil politique au sens fort : non seulement il s'agit d'une revendication établie et compréhensible par tous, mais il peut faire l'objet de négociations, d'un vote populaire, d'un choix des dirigeants. Ainsi, le candidat démocrate Joseph R. Biden dit "Joe Biden" a inclus dans son programme des mesures pour l'égalité parmi lesquelles une "réduction" du spectre de l'immunité qualifiée, dont il veut exclure les "abus de pouvoir".

Ce sujet s'ajoute aux très nombreux enjeux de l'élection présidentielle prochaine qui verra s'affronter le 3 novembre 2020 deux visions tout à fait opposées de l'Amérique dans un contexte de polarisation extrême et de tensions croissantes. En un sens, comme pour la lutte contre le réchauffement climatique ou l'immigration, l'élection américaine de 2020 sera un vote pour ou contre l'immunité qualifiée, pour ou contre l'impunité policière, pour ou contre les violences subies par les afro-américains.

En France, le mouvement de contestation qui fait écho au "Black Lives Matter" américain est privé de cette dimension politique. L'impunité y est moins officielle, plus sournoise. Elle est inscrite dans le fonctionnement des institutions, dans la protection des pairs entre eux, dans la proximité entre les agents de l'IGPN et ceux qu'ils doivent contrôler, que ce soit une proximité réelle (on pense au cas de "l'affaire Geneviève Legay" pour laquelle l'enquête avait été confiée à la conjointe de l'homme mis en cause) ou d'idées, de valeurs.

Il est beaucoup plus difficile de faire campagne sur une éventuelle réforme de l'IGPN que sur l'abolition d'une construction jurisprudentielle clairement identifiée et ostensiblement raciste. Sans ce genre d'objectifs, difficile d'exister politiquement, ou même de toucher l'ensemble de la population. Le récent film de David Dufresne, Un pays qui se tient sage, le montre bien : le débat actuel sur les violences policières en France est essentiellement dû à celles subies par des manifestants (blancs pour beaucoup) dans le cadre du mouvement des Gilets Jaunes. La question demeure associée à cet élan de contestation sociale, et reçoit un accueil auquel les revendications portées par les personnes racisées depuis des décennies n'ont jamais eu droit.

Quelles leçons pour la France ?

C'est bien là le problème : nous avons dressé ici deux constats.

1- La situation états-unienne éclaire la réalité française et démontre une impunité de fait des policiers (malgré quelques condamnations symboliques) notamment face aux personnes racisées dont la parole est souvent mise en doute et l'expérience niée

2- Là où un mouvement structuré a su faire remonter des revendications politiques claires et est (en cas de victoire de Joseph R. Biden) sur le point d'obtenir des victoires légales majeurs outre-Atlantique, la notion-même de "violences policières" est encore mise en doute (parfois avec beaucoup de provocation) par le gouvernement français, et aucun progrès important n'est en vue.

Je ne suis ni prophète, ni leader, ni charlatan. Je n'ai pas de solution magique à proposer.

Simplement, deux types d'action sont à notre portée : continuer d'amener partout où nous le pouvons un discours juste et construit sur la question (preuve des violences, expression d'une colère légitime, demande de changement démocratique) mais aussi construire une réflexion sur les changements à amener.

L'état de déni atteint un tel point que la plupart des mouvements de revendication, et parmi eux le comité "Vérité pour Adama", réclament avant tout une reconnaissance (la "vérité") et une éventuelle condamnation des policiers coupables. Nous en sommes encore à la toute première étape, primordiale et nécessaire, de la justice. Mais ces militant.e.s ont bien d'autres choses à nous apprendre : il nous appartient de penser avec eux l'après, les réformes futures.

Encore une fois, la lutte semble avoir un coup d'avance aux États-Unis : le slogan "defund the police" ("enlevez ses moyens à la police", il s'agit d'un appel à rediriger les sommes consacrées au maintien de l'ordre répressif vers des programmes sociaux) a fleuri au cours des manifestations de l'année 2020. Plus radical encore, des manifestants ont conçu en juin 2020 la "zone autonome de Capitol Hill" à Seatle (état du Washington), un espace autogéré qui a servi durant sa brève existence de lieu d'expérimentation de nouveaux modes de gouvernement, d'administration et, bien entendu, de maintien de l'ordre. Malgré le manque de recul, on pourrait voir dans cette expérience fondatrice et reprise dans de nombreuses revendications (qu'elles y soient favorables ou opposées) une image en miniature de l'importance qu'a pu avoir l'épisode de la Commune de Paris pour de nombreuses luttes marxistes postérieures. Il y a eu une tentative, une expérience, la création d'un espace autre, d'une police qui n'en était pas une et qui réglait les conflits sans tirer à balles réelles.

En France, militants antiracistes, comités réclamant la justice pour des victimes de violences policières, gilets jaunes, zadistes, anciens de Nuit Debout : des milliers de citoyen.ne.s ont fait l'expérience de la possibilité théorique ou pratique d'un renouvellement de nos pratiques de maintien de l'ordre. Construisons entre ces groupes hétérogènes un espace de dialogue, et engageons la réflexion sur la police de demain.

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