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Billet de blog 10 décembre 2023

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Dix-sept colporteuses à l’Élysée

Le 2 avril 2014, au moment même où étaient égrenés, depuis le perron de l'Élysée, les noms des ministres du gouvernement Valls, se jouait le premier acte d'une effarante mascarade sur l'île de la Cité, derrière le chevet de Notre-Dame de Paris.

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Il fait doux sur l’île de la Cité, le 2 avril 2014, lorsque des camions débarquent une armée de colporteuses avec triporteurs à l’assaut du quai de l’Archevêché, derrière le chevet de Notre-Dame de Paris. Pas moins de dix-sept marchandes ambulantes assiègent cette rue longue d’à peine quatre-vingts mètres, à la pointe orientale de l’île, pour proposer des crêpes chaudes et des crèmes glacées. Mais les badauds sont si rares ici un mercredi d’avril qu'ils n'expliqueraient pas même la présence d'une seule de ces marchandes. Alors que font-elles là ?

Tout bonnement, les dix-sept dames, munies de dix-sept encombrants triporteurs, attendent de pied ferme d’être verbalisées. Car bien que leur métier soit de vendre des crêpes et des glaces sur la voie publique, elles n’ont pas d’autorisation d’étalage délivrée par la mairie de Paris. La Préfecture de police siégeant à quelques pas du quai de l’Archevêché, elles écopent très naturellement de dix-sept amendes de 38 euros.

Procédurières et fortunées, comme jamais ne l’ont été ni ne le seront des colporteuses, elles contestent les amendes. Une première fois, devant la juridiction de proximité, qui les confirme le 25 mars 2016. Une deuxième fois, en formant un pourvoi en cassation, aidées en cela par un prestigieux avocat à la Cour[1]. Une troisième fois, en retournant devant la juridiction de proximité, la Cour de cassation ayant cassé les dix-sept jugements le 21 février 2017. Une quatrième fois, en formant un second pourvoi en cassation avec le même prestigieux avocat. L’audience, où l'on ergote sur le mot «colportage» et l'on pinaille sur son étymologie, a lieu à la date anniversaire, le 2 avril 2019 — le hasard faisant bien les choses… Qu’il y ait dix-sept amendes de 38 euros suivies d’une débauche de décisions au contenu surréaliste, le tout sur une seule scène bordée par la Seine, l’île de la Cité, a pour le moins de quoi intriguer.

Les deux séries de dix-sept décisions de la Cour de cassation, datées des 21 février 2017 et 2 avril 2019, sont téléchargeables sur deux sites, celui de la Cour de cassation[2] et Légifrance. Les décisions de chaque série étant identiques (hormis les initiales des noms), le fait qu’elles soient individualisées, alors qu’elles auraient dû fusionner, interroge. Pourquoi la Cour de cassation a-t-elle laissé passer pareille aberration, en vertu de quelles complaisances ? Un indice noyé dans le texte, tel un fil sur lequel tirer, va nous permettre de dérouler la pelote d’énormités. En effet, l’enseigne sous laquelle exercent les dames est révélée dans deux des dix-sept décisions du second pourvoi : «Glaces Lasso[3]».

L’entreprise Glaces Lasso est implantée depuis 2005 au hameau des Tournelles à Hautefeuille, en Seine-et-Marne, à une soixantaine de kilomètres de l’île de la Cité. Officiellement toujours en activité, mais discrète jusqu’à l’abstraction, cette entreprise, dont l’activité principale déclarée est le «commerce de détails de produits surgelés», est absente des Pages jaunes, n’a pas de numéro de téléphone connu ni de site Internet, pas de plaque sur le portail. Cependant, elle a un compte Facebook ouvert en décembre 2013 et actif jusqu’en mars 2020 sous un autre nom, Brend’s Concept, lequel n’est pas une marque déposée ni n’a d’existence légale. Selon cette page Facebook, Glaces Lasso, alias Brend’s Concept, envoie entre décembre 2013 et mars 2020 des jeunes hommes vendre crêpes et glaces dans des lieux très touristiques de la capitale, place de l’Opéra, place de la Concorde, pont des Arts, pont Alexandre III, ou devant la cathédrale — mais jamais derrière, quai de l'Archevêché. Les jours d’intense fréquentation, les triporteurs sont parfois au nombre de trois, voire exceptionnellement quatre — jamais plus. Par ailleurs, une photo prise aux Tournelles montre un alignement de onze triporteurs qui semblent constituer l’intégralité de la flotte. Quant à l’assaut du quai de l’Archevêché, pourtant extravagant et hors norme, il est passé sous silence. Au demeurant, quel aurait été l’intérêt, pour une entreprise qui connaît parfaitement la réglementation, d’envoyer autant de colporteuses sans autorisations pour si peu de touristes ? Ainsi, il n’y aurait eu aucune marchande ambulante, mais dix-sept faux procès-verbaux, des faux en écriture publique, telle une mauvaise blague, avec la complicité de l'entreprise Glaces Lasso. Comment l’expliquer ? Continuons à tirer le fil.

Glaces Lasso est à quelques pas du château des Tournelles, de sinistre mémoire[4], qui appartient depuis les années 2000 à une filiale du Groupe SOS[5], organisation opaque et tentaculaire œuvrant dans les méandres de l’économie sociale et solidaire. Son patron, Jean-Marc Borello, un intime d’Emmanuel Macron dont il a été le professeur à Sciences-Po au tout début du millénaire, en a fait un lieu de rencontre des cadres de la macronie. Serait-il l’initiateur de ce qui a tout d'une mystification ? Le contexte apporte la réponse.

Le 2 avril 2014 n’est pas un jour ordinaire. Ce jour-là sont annoncés depuis le perron de l'Élysée les noms des ministres du premier gouvernement Valls, dans lequel Emmanuel Macron n’a pas sa place. Car malgré un talent indéniable à séduire plus âgé que lui et à s’attacher de puissants protecteurs, en dépit de l'insistance de Manuel Valls à le voir hériter du portefeuille du budget, malgré l’affection sincère que lui porte François Hollande, ce dernier s’est opposé à faire entrer au gouvernement son jeune secrétaire général adjoint, sous prétexte qu’il ne s’est jamais présenté devant les urnes. François Hollande est retors : les charmes dont abuse le «petit marquis poudré[6]» n’ont pas eu l’effet escompté — ou alors ils ont trop bien opéré, le président veut garder le jeune homme auprès de lui, à l'Élysée. Mortifié, Emmanuel Macron ne tardera pas à claquer la porte.

Son absence du nouveau gouvernement, le jeune secrétaire ne l’a pas apprise en même temps que le pays, mais bien plus tôt. Il a ruminé son fiel, l’a épanché auprès du très secourable Jean-Marc Borello qui n’abandonne jamais un ami à sa détresse. Ensemble, ils ont fomenté cette farce vengeresse juste pour rire, pour jouer, et brocarder les institutions en assouvissant la toute-puissance de l'enfant gâté. Il ne saurait y avoir nulle autre explication plausible à cette effarante mystification.

Le 2 avril 2014 donc, quand les noms des ministres sont égrenés, le secrétaire laissé-pour-compte est peut-être derrière une fenêtre de l’Élysée, l’œil sombre, la mandibule contractée, mais il n'accorde pas un regard à ces fantoches qui gravissent ou descendent les marches du Palais. Ce matin-là, son esprit s’échappe vers le quai de l’Archevêché où se joue le premier acte du simulacre, avec l’entrée en scène de dix-sept marchandes fantomatiques, qui ne laisseront pour toute trace que dix-sept faux procès-verbaux et trente-quatre décisions bégayantes de la Cour. Et au-delà de ces 17 chimères, toujours plus loin, le jeune homme superstitieux se transporte vers 2017 où il usurpera la place de François Hollande qu’il méprise[7]. Il en fait le serment, il déploiera tout son génie et son entregent pour y parvenir. Désormais, plus rien ni personne ne saurait lui résister. La mascarade de l’île de la Cité sera le prélude à son avènement.

Ainsi, celui-là même qui avait l’ambition d’être un jour le garant de la morale publique l’aurait d’emblée bafouée, par blessure d’amour-propre, esprit de vengeance, immaturité consternante, funeste inconséquence. Mais dans un pays où les institutions se délitent inexorablement, serait-ce raisonnable de considérer le simulacre du quai de l’Archevêché comme un OPNI insignifiant, un objet politique non identifié «abracadabrantesque[8]», tout juste anecdotique ? N’y aurait-il pas là un symptôme initial de désinvolture envers la chose publique, un signe d’imposture ? Ou pis encore, le premier acte de la prédation des institutions ? Dans toute démocratie où l’éthique ne serait pas à la dérive, à rebours de la nôtre, la révélation d’un tel outrage se conclurait par une démission ou une destitution.

Pour finir, soulignons que la bouffonnade occulte, conçue pour se gausser entre soi, a fait appel à de nombreux acteurs et mobilisé toute une chaîne de complicités : l’entreprise Glaces Lasso, l’avocat de Glaces Lasso, des agents publics, fonctionnaires de la police, greffiers — la liste est grand ouverte. Ces complices ou témoins de l’ombre, colporteurs d’un nouveau type, ont immanquablement exigé des contreparties, fait pression, exercé un chantage, en échange de leur silence sur pareil ridicule.

On a donc joué une première fois avec le feu derrière Notre-Dame de Paris, dont il convient de rappeler que l'incendie n'a pas révélé ses secrets à l'instruction toujours en cours, même si la cendre a officiellement été bien vite mise sous le tapis.

Il est grand temps que cette mystification grotesque élargisse son public aux «gens qui ne sont rien[9]» et jouisse enfin d’un accueil national à la mesure de ses prétentions bouffonnes. 

[1] Il s'agit de la SCP Ortscheidt, conseillant à la même époque le richissime Bernard Tapie.

[2] Décisions du 21 février 2017 :
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90ce8d9d213a6357fa472
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90ce9d9d213a6357fa473
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90ce9d9d213a6357fa474
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90ce9d9d213a6357fa475
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90ce9d9d213a6357fa476
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90ce9d9d213a6357fa477
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cead9d213a6357fa47a
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cead9d213a6357fa47b
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cead9d213a6357fa47c
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cead9d213a6357fa47d
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cead9d213a6357fa47e
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cebd9d213a6357fa47f
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90ce9d9d213a6357fa478
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90ce9d9d213a6357fa479
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cebd9d213a6357fa480
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cebd9d213a6357fa481
https://www.courdecassation.fr/decision/5fd90cebd9d213a6357fa482

Décisions du 2 avril 2019 :
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d330
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d331
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d332
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d32b
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d32c
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d32d
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d32e
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d32f
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73210c223d5fcc64d33a
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73210c223d5fcc64d33b
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d333
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d334
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73200c223d5fcc64d335
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73210c223d5fcc64d336
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73210c223d5fcc64d337
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73210c223d5fcc64d338
https://www.courdecassation.fr/decision/5fca73210c223d5fcc64d339

[3] L’indice se cache dans les pourvois 18-81.269 et 18-81.329.

[4] Le château des Tournelles a abrité naguère l'institut des Tournelles, «centre de rééducation par le luxe» de garçons en difficulté, visité par bien du beau monde et où les huiles se pressaient, fermé en 2001 pour pédocriminalité. Jean-Marc Borello était un de ses administrateurs. Sur cette affaire largement étouffée et pour cause seul le directeur Robert Mégel ayant été inculpé puis incarcéré —, on trouve quelques articles de presse en ligne pour les années 1998, 2004 et 2006. On peut lire aussi l’enquête de Jacques Tremintin du 1er octobre 1998, «Les Tournelles : les masques tombent ! Ou quand le récit épique se termine en drame».

[5] Margot Hemmerich et Clémentine Métenier, «Groupe SOS, l’ogre qui dévore le monde associatif», Le Monde diplomatique, janvier 2023.

[6] Selon l’expression de Laurent Fabius.

[7] Vanessa Schneider et Solenn de Royer, «Hollande-Macron, récit d’un parricide», Le Monde, 31 mars 2017.

L'ambition d'être président est plus ancienne encore. Elle est notamment documentée par deux confidences, l'une à Alain Minc, la seconde à Emmanuelle Mignon.

« Macron - Valls, amis ennemis », Le Parisien, 22 septembre 2015.

Solenn de Royer, «Emmanuelle Mignon, le retour du "moine-soldat" de Nicolas Sarkozy», Le Monde, 15 octobre 2023.

[8] Mot mis à l’honneur par Jacques Chirac.

[9] Mots prononcés par Emmanuel Macron le 29 juin 2017.

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