
Lundi 14 juillet 2014, RMC. Éric Brunet veut comprendre pourquoi le RSI (Régime social des indépendants) cause la ruine de tant de personnes. Il fait fort : dans le studio Claude Reichman, l’homme qui veut briser le monopole du RSI et, au téléphone, le président national du RSI, Gérard Quevillon.
Le débat à peine commencé, on sent déjà Claude Reichman prêt à dégainer son arme secrète. Assurément, il s’est préparé à la confrontation. Preuve en est donnée quelques minutes plus tard lorsqu’il lance à la face de son contradicteur ce qui doit être la botte de Nevers, l'estocade imparable qui cloue l’adversaire : « vous êtes communiste donc ». L’injure fait mouche, Gérard Quevillon offusqué hausse le ton : « J’ai pris ma carte du RPR, j’avais 17 ans et j’ai 66 ans, monsieur. » Un souffle de maccarthysme traverse le studio, il est temps pour Éric Brunet de faire intervenir son joker de gauche, le socialiste Michel Issindou, auteur d’un rapport sans surprise sur la réforme des retraites. Retraité de la fonction publique, il va parler de la retraite des indépendants ; il sait au fond de lui qu’il manque de crédibilité. Michel Issindou se concentre, il a 1 minute 30 pour faire bonne figure, c’est à sa portée se persuade-t-il. Démarrage en douceur « Il ne mérite pas tant d’ingratitude ce régime », puis déjà virage un peu serré « je peux entendre qu’il y ait quelques mécontents et c’est ceux-là que vous entendez » et finalement dérapage « il faut se méfier des sensations, comme on reçoit le décompte assez peu régulièrement et que les commerçants ne sont peut-être pas très attentifs à vérifier ce qu’ils ont payé le mois d’avant… ».
1 minute et 30 secondes, c’était trop demandé. Issindou n’a pu éviter de transformer sa méconnaissance du terrain en mépris. Un commerçant reçoit son appel à cotisation tous les mois ou les trimestres mais, comme il n’est pas très futé nous dit en substance Issindou, et qu’il ne sait pas bien compter de surcroit, le commerçant ne sait plus très bien ce qu’il paie. Alors ? Alors, le commerçant, il râle pour rien. Il râle par nature, c’est bien connu.
Dimanche14 décembre 2014, M6. La journaliste Elise Richard s’intéresse au RSI. Ce qu’elle va découvrir (les appels à cotisation fantaisistes, le harcèlement des affiliés par le RSI, les conseillers volontairement incompétents) la laisse « sous le choc », selon ses propres termes dans le Nouvel Obs. Un travail de reportage infiltré de qualité, il est vrai, pourtant Elise Richard passe une nouvelle fois à côté de la question principale, celle qui n’est jamais posée.
LA QUESTION QUI N'EST JAMAIS POSEE
Si la question essentielle n’est jamais posée, celle qui démontre la perversité naturelle du RSI, c’est en partie parce qu’on refuse de réfléchir au sens politique de son matérialisme économique. Pourtant la fondation du RSI et son œuvre ne sont pas neutres. Le RSI contient, dans sa modalité de fonctionnement, un programme d’anéantissement de l’indépendance du « faire » et oblige les individus à embrasser la doctrine libérale de la compétitivité et de la croissance. Celui qui n’adhère pas au programme est détruit par le RSI.
En voici maintenant la preuve.
Prenons le cas d’un village proche de chez moi. Malika anime le bar-café, lieu de tous les échanges culturels, Marco est réparateur d’électro-ménager et Patrick, paysagiste et élagueur.
Malika, comme Marco, comme Patrick, comme de nombreux hommes et femmes qui ont une activité non salariée, se rémunèrent sur leurs bénéfices. Classiquement, pour la brasserie de Malika, le bénéfice (ce qui lui reste après les dépenses) correspond à un sixième de son chiffre d’affaire (le chiffre total des recettes).
Son café, avec un chiffre d’affaire de 76 000 euros annuels ne dégage en réalité que 13 200 euros par an de bénéfice. Ce qui permet à Malika de se verser une rémunération d’un peu moins qu’un smic mensuel net. Comme elle vit à la campagne, qu’elle profite de producteurs à proximité, que ses dépenses sont réfléchies, c’est un choix de vie. Elle veut vivre ainsi, sans entrer dans la course au profit et à la prédation.
Seulement voilà, sur les 13 200 euros qui lui restent par an, le RSI lui réclame 5 670 euros.
Finalement, il lui reste 627 euros par mois pour vivre. A condition de travailler dur.
Selon les modalités de calcul du RSI, quel CA lui serait-il nécessaire d’atteindre pour gagner le smic ? Il lui faudrait dégager un bénéfice de 21 500 euros et payer des charges de 8 260 euros pour que le RSI daigne lui laisser les 13 240 euros qui correspondent à un smic annuel.
Pour y arriver, elle devrait donc dégager chaque année un CA de 129 000 euros(1). Et ce chiffre-là, le café ne l’atteindra jamais. Pourquoi ? Parce que, dans le village de Malika, il n’y aura jamais assez de clients, même avec une excellente descente de bière, pour lui verser 129 000 euros… Jamais. Ni pour elle, ni pour Patrick, ni pour Marco. Ni pour tous ces métiers qui disparaissent du paysage. Il leur faudrait migrer vers une métropole ou une mégapole pour parvenir à un tel chiffre d’affaires.
Alors si on veut poser la bonne question, il faut considérer que, si le RSI crée une dette sociale obligatoire sur chaque individu non salarié, le montant de cette créance, bien qu'indexé sur les revenus des individus, n’est cependant pas proportionné aux revenus.
C’est toute sa différence avec l’impôt sur le revenu, lui aussi indexé : moins vous avez d’argent, moins on vous en réclame fort logiquement. A partir d’un certain seuil, on estime que vous prendre encore de l’argent n’a pas de sens. Si vos revenus ne dépassent pas 8 680 euros annuels, vous êtes exonéré car on considère que l’argent qui vous reste suffit juste à conserver une vie décente.
Alors que, si les revenus d’un entrepreneur individuel sont de 8 680 euros annuel, il devra reverser au RSI 4 350 euros. Le régime est tellement aberrant que les indépendants à revenus modestes ont tôt fait de devoir plus au RSI que ce qu’ils gagnent, sans que cela n’étonne plus personne ni ne soulève de débat moral. C’est pourtant un choix de société qui consacre l’injustice sociale.
La bonne question pourrait donc se formuler ainsi :
Comment fait-on pour conserver son métier hors d’une grande ville(2) avec des créances réclamées par le RSI non proportionnées aux revenus ?
Aujourd’hui, c’est légalement impossible. Ce n’est pas une opinion, c’est l’indiscutable réalité dont la triste démonstration arithmétique et comptable vient d’être faite quelques lignes plus haut. Et dont la conséquence est bien visible : voyez tous ces métiers qui disparaissent des campagnes et des petites villes. Et ce n’est pas faute de succès ni de clients !
La face cachée du RSI, c’est un choix de société capitaliste, celui que la non-proportionnalité des créances aux revenus induit : anéantissement du maillage social du monde rural, augmentation de la masse salariale disponible pour les grandes structures, reconquêtes de marchés par des structures organisées en réseaux. Et paupérisation massive des non-salariés : plus d'activité légale, plus d’indépendance, la misère.
Quand Marco aura disparu, le recyclage des machines à laver et la lutte contre l’obsolescence programmée des écrans plats ne seront plus possible ici. Il faudra commander du neuf tous les quatre ans chez le luxembourgeois ebay. Et porter nos appareils à peine usés à la déchetterie.
Quand Patrick aura disparu, on taillera nous-mêmes les arbres, les vieux n’auront plus de visites et leurs jardins seront moches. Ce n’est pas trop grave. En revanche c’est plus embêtant pour les apiculteurs et la pollinisation des cultures. Parce que Patrick, il en a supprimé des nids de frelons asiatiques.
Quant à Malika, elle a déjà fermé son café en réalité. Plus de soirées un peu chaudes à refaire le monde autour d’une bière avec des touristes chinois égarés, plus de concerts mémorables multigénérationnels et surovationnés de 12 rappels, plus de nouvelles des uns et des autres. Putain, elle nous manque Malika.
(1) En 2006, le chiffre d’affaires moyen des brasseries s’établissait à 191 243 €, soit un revenu annuel de 30 981 €, selon l’Insee. Mais il s’agit d’une moyenne qui cache des disparités profondes entre les brasseries de centres urbains et les cafés de campagne.
(2) 51,8 % des français habitent un village ou une ville de moins de 5000 habitants.
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Author: Môsieur J. [version 9.1]
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Title: fermé
Year: 2007
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