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Billet de blog 11 novembre 2024

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Ô sainte, sainte misère !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Peser très lourd de tout son poids, chariot devant, manque encore des chips, faire abstraction de la musique qui sourd des hauts-parleurs et ne se laisse pas repousser, qui entre par les orifices auriculaires comme une bestiole exotique bien décidée à pondre ses œufs dans un conduit de chair, penser que l’idée du caractère inéluctable de l’élection de Trump est vaguement téléologique et bien faite pour décourager toute velléité de changement, mais les mailles du filet sont de plus en plus serrées et le filet immense comme jamais, pense que confectionner des crêpes enrichit tout un conglomérat d’imbéciles, alors bon des chips, où sont les chips, ici les cornichons, le sel, les épices, qui  organise les rayons, quelle logique à l’œuvre, peser très lourd de tout son poids, chips voilà, des nature, elle a dit des nature, peser de tout son poids, de toute sa lassitude, sur la barre du chariot, elle a dit nature, oui c’est une pensée téléologique, une pensée triste que ne corrige pas l’idée écœurante et saugrenue de faire partie de la première génération d’humains dont les morts personnelles coïncideront peut-être avec la fin du monde, si ce n’est de la fin de tout, rien de bien rassurant, déclaré ça en matière de plaisanterie quelques jours plus tôt lors d’un déjeuner en compagnie de jeunes gens, et j’ai bien senti que la plaisanterie passait mal, cynique, égoïste, négligente, une plaisanterie de vieux con que ses outrances rendaient inaudible, et après les chips quoi d’autre encore, un poireau, du café.

Combien de mètres carrés, ce supermarché, combien de caméras, des dizaines et des dizaines, parfois collées les unes aux autres, et des vigiles, de grands gros types aux cheveux raz, bardés de noir, chaussés de rangers, la répression prolétarisée, on n’est jamais très loin du kapo en société capitaliste, les écrans plats haute définition disposés en cercle à l’entrée ouest du magasin, toute cette exploitation, toute cette destruction pour ça, des aplatisseurs en haute définition et des chips nature, des boissons gazeuses, de la viande bon marché, beaucoup de viande, il faudrait faire le calcul de la portion de viande dans la masse totale des marchandises exposées, quelle portion de viande sous les néons et dans l’atmosphère saturée de musique, pas moyen d’y échapper à la musique, particulièrement forte, criarde et rapide à cette heure-ci, des grappes d’œufs dans les conduits auditifs, mais aussi quelle idée d’aller faire les courses à ce moment de la journée, j’aurais pu y aller plus tôt, au milieu de la matinée par exemple, mais j’ai bu des cafés en essayant de terminer la lecture d’un gros bouquin, la concentration distraite par des nécessités artificielles, comme appliquer une mise à jour pour le système d’exploitation de l’ordinateur, prendre connaissance des gros titres de l’actualité, le gros bouquin ne m’excite pas, une lecture par devoir comme je m’en inflige de temps à autre pour tenter de ne pas sombrer encore dans la sidération, quelle portion de viande, quelle portion de peaux mortes dans la poussière environnante, dix ou quinze pour cent me souviens-je avoir lu quelque part, et il faut maintenant secouer la tête pour chasser l’image récurrente depuis l’adolescence d’ingénieurs affairés à établir le meilleur moyen d’assassiner le plus de gens possible en un temps et un espace minimums, une vérité du temps présent, ça, la science de la mise à mort de masse, une vérité fondamentale, quelque chose en rapport avec les milliers de mètres carrés du supermarché et les écrans plats, pourvu que je n’aie rien oublié, je suis complètement vidé et une fois réintégré l’habitacle de la voiture je ne voudrais plus retourner là-dedans, jamais, au moins jusqu’au milieu de la semaine prochaine.

Il faut maintenant démarrer et rouler jusqu’à l’appartement en refoulant l’afflux d’intuitions obsessionnelles sur la jouissance que retirent les gens de pouvoir des assassinats qu’ils commettent par pure capacité d’assassiner, une cigarette, peut-être acheter un expresso au MacDonald, non, non, trop de café déjà et puis MacDo, ils perpètrent des assassinats seulement pour se prouver leur pouvoir à eux-mêmes, il faudrait l’établir, cela, il faudrait l’établir, il faudrait que des chercheurs creusent cette piste, tirer les fils des origines criminels de la noblesse et de la bourgeoisie, bandes de pillards et de meurtriers drapant leur passé sanglant dans des légendes lénifiantes, s’établissant en dynasties, nourrissant leurs enfants de haines divines et bientôt scientifiques, il faudrait explorer l’hypothèse que ce qui s’est fondé par le crime se perpétue par lui, mais rétrograder, c’est encombré, quelle idée aussi d’aller au supermarché à cette heure-ci, la rue pue le gaz d’échappement, la rue est grise, la rue est pathétique, alors des rues de l’enfance le souvenir, quand il n’y avait pas encore de poubelles publiques et que nos trente millions d’amis  partout déféquaient, papiers gras, prospectus, gobelets, mégots, tout au trottoir et l’eau des caniveaux pour charrier tout à l’égout puis à la rivière puis à la mer, cela formait dans mon esprit une longue chaîne d’ordures jusqu’à la plage étroite de Bretagne où l’on se baignait nu, des heures durant à alterner les stations dans l’eau vive et la quête de crabes engoncés dans les anfractuosités de la falaise, crabes qui s’enfonçaient encore dans la roche à mon approche, leur mouvement de repli provoquant un son gluant et mat de galets humides entrechoqués et je sentais bien alors que la pierre et les crabes avaient en commun une nature minérale dont j’étais exclu, je rêvais parfois non sans répugnance à une vie de crustacé replié dans les profondeurs du granit, à quoi rêvais-je d’autre enfant, du bois des bateaux, de ces objets de cuivre qu’on trouvait dans la cabine de pilotage, de couteaux, de torches, oui, je pouvais rêver de ça, mais il n’y avait que peu de rêves au sens de désirs ou d’ambitions et c’était cependant l’époque où les instituteurs commençaient de vouloir que leurs élèves formulent des souhaits pour leur avenir, métiers, carrières, et les réponses qu’apportaient les enfants semblaient toutes forcées et maladroites, aucun ne voulant jamais avouer devant l’autorité magistrale ce qu’un destin de brigand de grands chemins avait de plus enviable qu’une situation de professeur ou de médecin, car les instituteurs, aussi bienveillants qu’ils se pussent montrer avec leur moustache ou leur jupe de laine, représentaient un monde entier d’où le brigandage et le nomadisme avaient été bannis, rusons, rusons, rusons et puis abandonnons, et merde ça n’avance pas, un accident ou un contrôle routier ou un camion mal engagé, il aurait fallu prendre un expresso, pourvu que je n’aie rien oublié, les chips, un poireau, du café, le beurre, douze œufs, de la levure chimique, du vin, six côtes d’agneau, si tu veux des champignons et prends-toi du whisky, n’ai rien oublié, cigarette, il faudrait nettoyer cette bagnole, putain, c’est vraiment dégueulasse, c’est comme le dedans de ma tête, comme une grande partie de mon histoire, comme on fait son lit on se couche, appuyer de tout mon poids, de toute ma lassitude sur le volant, rien n’existe pour l’esprit ou la mémoire comme pour les voitures, pas de Spirit Wash, pas de Memory Cleaner, rien d’aussi simple, tout est là en permanence dans jeu de souterrains et de remontées en surface et je me vois parfois tel un prisonnier pitoyable et ridicule tentant encore et encore de s’échapper du labyrinthe globulaire de sa psyché pour mieux retomber dans l’une ou l’autre de ses impasses redoutables et généralement putrides, bon, ça roule, enfin ça roule, ni flic ni camion ni tôle froissée et gens blessés, le cours chaotique ordinaire des servitudes urbaines, nous autres dans des caisses à roulette hermétiques comme princes en leurs domaines, tout à nos pensées, à nous-mêmes, à nos remugles, si, si, j’ai oublié, j’ai oublié une chose, le whisky, ô sainte, sainte misère, à quoi sommes-nous donc réduits ?

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