Alors que les critiques sont nombreuses contre le bouclier fiscal, présenté comme un mécanisme injuste en ce qu'il avantage principalement ceux d'entre nous qui disposent des revenus les plus élevés, l'un des arguments qui est habituellement énoncé en sa faveur mérite d'être analysé. En effet, ce qui apparaît, c'est une formidable manipulation de l'opinion publique.
L'argument est le suivant : à partir du moment où un individu doit payer au titre de l'impôt sur le revenu jusqu'à 50 % de sa rémunération annuelle, cela signifie qu'il travaille d'abord six mois de l'année pour toucher son salaire, et que pendant les six autres mois il travaille mais ne reçoit plus rien. Cette remarque a pour objectif de nous inciter à considérer que travailler plus de six mois dans l'année sans contrepartie est quelque chose qui ne peut être accepté par personne. Et il semblerait, à la lecture d'un sondage récent, qu'une majorité de Français approuve ce raisonnement.
Présenté ainsi et de façon générale, il est vrai que dans un premier temps l'argument peut faire mouche. En effet, si l'on s'en tient à la lettre de la phrase, ce qui est mis en avant c'est non pas la rémunération finale mais le fait qu'il est inacceptable de travailler pendant une longue période sans toucher de salaire. Et quand on réagit instinctivement après avoir entendu une telle affirmation, on est tous tentés de dire qu'il est hors de question que nous travaillions six mois de l'année en étant payés puis six mois de l'année sans percevoir quoi que ce soit.
Mais il s'agit là une manipulation intellectuelle et d'une véritable supercherie.
Partons d'un exemple concret (en simplifiant au maximum pour nous comprendre). Retenons d'abord un salaire mensuel moyen confortable, de cadre, de 4000 €. Cela fait un salaire annuel de 48 000 €. Prenons ensuite un salaire annuel de patron d'une très grande entreprise, de 400 000 €, et supposons, même si le calcul n'est pas fiscalement exact, que la personne concernée paye 50 % de ce salaire en impôt sur le revenu et donc conserve à la fin de l'année 200 000 €.
Il faut alors s'interroger sur ce qui justifie une rémunération annuelle de 200 000 €. Le chef d'entreprise travaille-t-il jour et nuit ? Est-il plus que tout autre salarié soumis à des contraintes physiques qui entraînent chez lui maladies professionnelles ou accidents du travail ? Est-il usé bien avant d'atteindre l'âge de la retraite ? Le chef d'entreprise travaille-t-il seul ou dans un environnement particulièrement stressant ? Etsi le cadre qui perçoit 48 000 € chaque année un diplôme correspondant au baccalauréat plus quatre ou cinq années d'études, le chef d'entreprise a-t-il un nombre d'années d'études supérieures considérablement plus important ?
La réponse à chacune de ces questions est évidemment négative. Cela signifie que par rapport au cadre, il n'existe aucune raison objective justifiant que le chef d'entreprise qui ne fournit pas une prestation de travail plus importante en quantité ou en qualité perçoive un salaire à ce point supérieur. Autrement dit, la rémunération de 200 000 € annuels est déjà très largement suffisante par rapport à la nature du travail produit, ce qui permet de dire que même s'il ne perçoit « que » 200 000 € sur une année sur une rémunération théorique du double, ce chef d'entreprise a perçu une rémunération correspondant plus que très largement à sa prestation de travail. Autrement dit encore la sur-rémunération des 200 000 autres euros ne correspond en rien à un supplément de prestations personnelles ou un supplément de qualité du travail. C'est alors totalement artificiellement que la rémunération est gonflée sans que rien ne puisse venir le justifier.
C'est bien pourquoi venir prétendre qu'un homme qui touche 200 000 € par an est dans une situation inacceptable parce qu'on lui refuse de percevoir 400 000 € par an, alors qu'il n'existe aucun élément objectif justifiant ce dernier montant, est une véritable manipulation intellectuelle et une totale supercherie.
Reçus dans un journal télévisé il y a plusieurs mois, l'actuelle présidente du Medef avait été invitée à répondre à la question suivante : Qu'est-ce qui justifie les rémunérations gigantesques de certains chefs d'entreprise ? Gênée par cette question, elle avait simplement répondu : ils ont plein de qualités. Outre le fait qu'ainsi elle démontrait son mépris pour les autres salariés de l'entreprise, puisqu'alors leurs rémunérations infiniment plus faibles devaient être justifiées part des qualités infiniment moindres si ce n'est pas une absence de "qualités", elle apparaissait incapable de fournir ne serait-ce qu'un semblant de début d'explication sur ce que rémunère véritablement les salaires très élevés de certains chefs d'entreprise.
Alors, pour tenter de justifier des injustices d'une aussi grande ampleur, la manipulation précitée a été mise en place. Non seulement rien ne doit venir remettre en question les salaires énormes de certains chefs d'entreprise, mais en plus on doit les plaindre car la moitié de l'année ils travaillent pour rien.
Le pire, c'est que d'après les derniers sondages il semblerait qu'un grand nombre de français soient tombés dans le panneau.