Lettre à Mme Servane Hugues, députée de la 1ère circonscription de l'Isère, et à M. Olivier Véran, Au président de la République française, M. Emmanuel Macron, et aux représentants politiques français, A mes compatriotes de toutes convictions et confessions, A tous ceux, notamment, qui se considèrent "amis" d'Israël ou de Palestine,
Habitant actuellement une petite commune dans les environs de Grenoble et enseignant dans un lycée, j'ai eu la chance de pouvoir faire des études de droit, de sciences politiques, de sécurité internationale, d'apprendre plusieurs langues et de vivre pendant près de vingt ans à l'étranger, entre Allemagne et Proche-Orient.
Ce parcours et cette formation, je les dois au soutien de mes parents et de ma famille, mais aussi, pour une part très importante à l'État français qui m'a permis de faire des études longues et enrichissantes quasiment gratuitement et de bénéficier à plusieurs reprises de bourses universitaires qui m'ont accompagnée jusqu'à l'obtention d'un doctorat dans une obscure discipline (Sécurité Internationale et Défense / Sciences politiques) il y a une quinzaine d'années. C'est grâce à ce parcours que j'ai pu rejoindre l'Université Américaine de Beyrouth au Liban en tant qu'enseignante-chercheure et y travailler pendant plus de dix ans, enseignant le droit international, la politique internationale et la sécurité internationale à des étudiants d'origines, de confessions, convictions et d'horizons divers. En tant que chercheure, je me suis notamment intéressée à l'usage de la force armée en politique internationale, aux questions d'armement et de désarmement, et, d'une manière un peu fortuite, j'ai été amenée à travailler sur le concept de 'Responsabilité de Protéger', une doctrine adoptée formellement en 2005 par l'ensemble des États membres de l'ONU et destinée à garantir la protection de tous contre les crimes les plus graves (crimes contre l'humanité, crimes de guerre, génocide) dans les moments les plus sombres. Il se trouve que, dans ce cadre, j'ai organisé il y a quelques années une réflexion collective sur l'applicabilité de cette doctrine à la situation en Palestine.
C'est un parcours bien modeste, mais en même temps riche de rencontres avec des manières de penser différentes, et qui me pousse à sortir de l'état de sidération dans lequel il me semble que bon nombre d'entre nous sommes depuis la terrible attaque du 7 octobre en Israël et les réactions qui l'ont suivie. Parce qu'il y a urgence. Parce que beaucoup de gens sont morts ou blessés, beaucoup d'enfants, notamment, qui n'ont bien évidemment aucune responsabilité dans toute cette situation et qui, pour autant, ont été ou sont pris pour cible. Parce que plus de violence est annoncée. Parce que chaque enfant qui meurt ou qui souffre, chaque cœur qui se déchire rend la paix plus difficile à atteindre qu'elle ne l'est déjà, et plus amère.
En France, un étrange climat règne, dans lequel il y a peu d'espace pour ceux qui, indépendamment des interprétations qu'ils peuvent avoir du conflit israélo-palestinien, voudraient appeler à la paix, à la fin des violences, tout particulièrement celles qui ciblent les civils et les enfants : Interdiction de manifestations qualifiées de 'pro-palestiniennes' alors même que de nombreux appels à manifester incluaient des associations juives pour la paix ou des organisations de défense des droits humains ; stigmatisation de personnalités de confession musulmane et/ou franco-arabes sommées de condamner formellement les attaques du Hamas avec lesquelles elles n'ont strictement rien à voir ; déclarations de soutien inconditionnel à des autorités israéliennes engagées dans des représailles armées massives dans l'une des zones les plus densément peuplées au monde et dont plus de la moitié des habitants sont des enfants...
Je suis très inquiète, non seulement à propos de la situation au Proche-Orient, mais également à propos de la situation en France. Moi qui suis revenue en France il y a quelques années du fait d'un contexte familial compliqué après avoir vécu pas mal d'années dans des États peu démocratiques, j'ai vécu les dernières semaines dans un état d'incrédulité, de stupeur et même de honte, à guetter la manifestation à laquelle je pourrais participer légalement pour, simplement, faire mon devoir de citoyenne du monde au courant d'un certain nombre de règles internationales, pour appeler au respect du droit, de la vie, à la paix. Manifester pour faire mon devoir de citoyenne française également, et rappeler à nos dirigeants que la France a des obligations internationales et qu'en tant qu'État tiers, elle se doit de condamner les violations graves du droit international humanitaire d'où qu'elles viennent, et de protéger les populations victimes de crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou génocide si aucun État en charge de ces populations n'est en situation d'assurer leur protection. Manifester pour rappeler aussi un détail que l'écrasante majorité des personnes qui interviennent dans le débat public semble avoir oblitéré : le droit de légitime défense, l'une des deux exceptions au principe de prohibition du recours à la force établi par la Charte des Nations Unies de 1945, n'est pas un droit à la vengeance. Un État a le droit de se défendre contre une attaque, mais pas pour autant de lancer une contre-attaque. Les représailles sont interdites en droit international. Et si ces règles peuvent sembler à certains contre-intuitives, rappelons-nous qu'elles ne sont pas de vagues principes formulés par quelques doux rêveurs dans une institution coupée du monde : elles sont l'héritage de deux guerres mondiales qui ont coûté la vie à des dizaines de millions de personnes, elles sont le fruit de leçons de l'histoire durement apprises et elles appartiennent aux normes de droit international les plus fondamentales.
Au cours des dernières semaines, je me suis souvenue de la période qui a suivi le 11 septembre 2001 et de l'espace qui existait alors pour, d'une part, exprimer son horreur devant les attaques, et d'autre part, exhorter les Etats-Unis à ne pas recourir à la guerre en réponse. Que nous est-il donc arrivé ?
Dans un État de droit comme le nôtre, il doit y avoir un espace non contesté pour demander un cessez-le-feu immédiat au Proche-Orient et appeler à la paix. Tant que dure le conflit armé actuel, il doit y avoir un espace non contesté pour exhorter tous les belligérants à respecter le droit international humanitaire (DIH), c'est à dire les règles qui s'appliquent en temps de guerre. En tant qu'État partie aux Conventions de Genève de 1949 et à leurs Protocoles Additionnels, la France ne peut, sous prétexte d'alliance ou de proximité politique ou historique, encourager un État à poursuivre des violations graves du DIH qui s'apparenteraient à des crimes de guerre. Nous autres, qui avons la chance de n'être pas touchés directement par ces dernières violences, nous qui n'enterrons pas nos enfants ou n'attendons pas désespérément de nouvelles de proches enlevés ou coincés dans un territoire régulièrement bombardé, nous nous devons d'appeler ceux chez qui la souffrance risque d'attiser encore un peu plus l'incompréhension ou la haine de l'autre à la raison, au dialogue, à la paix.
Même si au sein de la France, aujourd'hui, les interprétations du conflit au Proche-Orient peuvent être différentes d'une personne à une autre, d'un groupe à un autre, même si certains d'entre nous, pour toutes sortes de raisons, s'identifient plus naturellement aux Israéliens, alors que d'autres s'identifient plus naturellement aux Palestiniens, et même si la paix au Proche-Orient est un défi d'une grande complexité, il y a cependant quelques points très simples et essentiels qui peuvent nous guider et nous unir. Des points qui devraient être la base de la position française officielle face à la situation en Israël-Palestine :
- Chaque vie compte, également. Il n'y a pas dans ce conflit, ni dans aucun autre d'ailleurs, d'"animaux humains", pas d'êtres moins dignes de vivre que les autres parce qu'ils appartiennent à un groupe ou à un autre.
- Les enfants, quelle que soit leur nationalité, ne sont pas responsables des décisions politiques ou éthiques de leurs parents et des membres adultes de leur groupe. Ils ne sont pas responsables de l'incapacité des générations précédentes à trouver une solution juste à une situation complexe. Ils doivent être tous protégés. Et de la protection que nous leur apporterons aujourd'hui dépendra leur capacité à faire vivre la paix demain.
- Faisons un parallèle pour mieux comprendre : si l'un de nos amis perd un être proche, peut-être un enfant, tué dans des violences, allons-nous l'encourager à se venger en attaquant lui aussi des personnes de l'autre bord, y compris des enfants, et en l'assurant que quoi qu'il fasse, nous le soutiendrons inconditionnellement du fait de la violence dont il a été victime ? Est-ce cela, le soutien qu'on attend d'un ami ?
- Pour tous ceux qui se considèrent "amis d'Israël" et/ou s'identifient plus facilement aux Israéliens qu'aux Palestiniens, les développements actuels devraient encourager à la réflexion. Car enfin l'attaque du 7 octobre dernier, dans toute son horreur, est à replacer dans le contexte de plus de soixante-quinze ans d'un conflit jamais réglé, de plus de trente ans d'un "processus de paix" que le pouvoir israélien a essentiellement utilisé pour assoir son contrôle sur ce qui restait des territoires palestiniens au début des années 1990. Cela n'excuse à mon sens aucun crime, mais cela permet de comprendre que l'attaque du Hamas du 7 octobre n'a pas grand-chose en commun avec les attaques qui ont endeuillé la France en novembre 2015 ou avec le génocide du peuple juif orchestré par l'Allemagne nazie. Ce contexte permet également de prendre la mesure du bien mauvais service rendu par les États "amis" d'Israël au cours des décennies passées.
- D'aucuns ont souligné le rôle de l'État israélien dans l'essor du Hamas, qui lui a permis d'affaiblir l'Autorité Palestinienne. Je considère quant à moi, en tant que française, que nous autres, membres de la communauté internationale et en particulier États membres permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU, portons une responsabilité particulière dans le pourrissement de la situation et dans la violence actuelle. C'est bien ce type de soutien "inconditionnel" qui a amené les autorités israéliennes à penser qu'il n'y avait pas lieu de faire des compromis avec les Palestiniens, et qu'ils pouvaient avoir tout à la fois le contrôle de la quasi-totalité du territoire disputé et la paix en enfermant plus de deux millions de Palestiniens à Gaza tout en établissant en Cisjordanie un système largement dénoncé - bien au-delà des traditionnels cercles "pro-palestiniens" - comme un système d'apartheid. C'est bien ce soutien "inconditionnel" qui a amené certains Israéliens en position de pouvoir à penser qu'ils pouvaient bâtir la sécurité de leur État et de leurs ressortissants aux dépends d'un peuple palestinien à qui, à la rigueur, on pouvait peut-être, s'ils étaient vraiment complètement soumis, reconnaitre le droit à vivre dans une certaine dignité.
- A ceux qui pensaient ou pensent que ces Palestiniens si différents d'eux/ de nous n'ont pas forcément les mêmes droits, je rappelle que "tous les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en dignité et en droits", et que notre intelligence à tous nous permet de réaliser que la sécurité de tout un peuple ne peut reposer sur l'insécurité d'un autre. Pour le meilleur et pour le pire, les destins des peuples palestiniens et israéliens sont depuis 1947 scellés l'un à l'autre. Si le temps n'était compté, nous pourrions revenir sur cette tragique ironie de l'histoire par laquelle les Européens ont, d'une certaine manière, exporté au Proche-Orient le problème que représentait leur antisémitisme. Mais à l'heure actuelle, indépendamment de ce qui fut ou aurait pu être, et des responsabilités internationales nombreuses, il y a plusieurs millions d'Israéliens, plusieurs millions de Palestiniens, et il va leur falloir trouver, tôt ou tard, un mode de coexistence pacifique car aucun de ces deux groupes ne fera disparaitre l'autre. Y a-t-il vraiment besoin d'un énième bain de sang pour arriver à l'inéluctable conclusion qu'il n'y a, au final, qu'une porte de sortie politique et sociétale ?
- Je prends régulièrement des nouvelles des enfants et petits-enfants d'une de mes belles-sœurs, qui vivent au sud de la bande de Gaza. Nous savons qu'ils ne vont pas bien et qu'ils sont en danger. Chaque fois qu'un message confirme qu'aucun d'entre eux n'est à ce jour mort ou blessé, cela me procure un soulagement très temporaire et très amer. De l'autre côté du front, une amie (qui elle aussi vit dans les environs de Grenoble) me disait l'inquiétude au sein de sa propre famille car une partie d'entre eux vivent en Israël et deux jeunes fils viennent d'être appelés pour servir dans le cadre des opérations militaires en cours qui ciblent précisément Gaza. J'ai une certaine lecture du conflit dans le cadre duquel ces deux familles appartiennent à deux camps ennemis. Ma lecture est probablement différente de celle de mon amie. Nous ne sommes pas rentrées dans cette discussion, cependant, il n'y avait simplement pas lieu. Nous partagions, il me semble, un sentiment d'inquiétude, de tristesse et de gâchis. Certains en France essaient de diviser la société entre pro-israéliens et pro-palestiniens. C'est, dans le contexte actuel et vu de France, une dichotomie qui fait insulte à notre intelligence et à notre humanité et qui, étonnamment, ignore les voix israéliennes et juives en faveur de la paix. En ce qui me concerne, je suis à ce stade, indépendamment de ma lecture du conflit et de sa genèse, touchée par la souffrance d'où qu'elle vienne. Je regarde mon fils de 6 ans avec ses cheveux bruns en bataille, comme tant de garçons israéliens de 6 ans et comme tant de garçons palestiniens de 6 ans. Y-a-il lieu de choisir entre les uns et les autres ? N'avons-nous vraiment rien appris de l'histoire de l'humanité ?
- Il se trouve que beaucoup des leçons des guerres et destructions du passé ont été traduites en normes internationales. L'application de ces normes ne règlera pas miraculeusement le conflit qui meurtrit le Proche-Orient et rebondit à travers la planète mais elle peut permettre, dans l'immédiat, de faire taire les armes, et de cesser de nous enfoncer collectivement dans le pire, sous les encouragements des "amis" des uns et des autres. A plus long terme, les règles de droit international fournissent un cadre sur lequel pourra et devra reposer tout processus de paix véritable.
- Nous autres, citoyens sans mandat politique ou visibilité médiatique, êtres humains qui essayons de vivre décemment et dans le respect des autres, nous n'avons guère plus que nos mots qui ne résonnent en général pas bien loin. La France, en revanche, est un État dont la voix peut compter au niveau international. Au nom tout à la fois des victimes des guerres qui ont forgé notre cadre juridique international, des victimes de l'attaque du 7 octobre et des attaques menées en retour, au nom surtout de tous ceux qui restent, notamment les plus jeunes, et au nom de ce que devrait être notre République, j'appelle nos représentants politiques à défendre la seule position qui puisse tous nous servir autant que nous sommes : celle du droit et de la paix. Car c'est en grande partie des réactions internationales, dont celles de la France, que dépendra le nombre de personnes qui devront encore mourir ... pour rien.
Coralie Pison Hindawi