Les institutions de soin ne se réduisent ni à des organisations, ni à des hiérarchies, ni à des dispositifs de gestion. Elles sont aussi des espaces psychiques partagés, traversés par des attentes, des idéaux, des conflits et des angoisses collectives. En santé mentale plus qu’ailleurs, l’institution joue une fonction essentielle : celle de contenir, au sens psychique du terme.
Lorsqu’elle fonctionne, l’institution offre reconnaissance et sécurité. Elle permet aux professionnels de ne pas rester seuls face à la souffrance rencontrée, de penser ensemble les situations complexes, de soutenir une éthique commune. C’est sur ce socle que peuvent s’inscrire la solidarité des équipes et la continuité du soin.
Or, depuis plusieurs années, un malaise diffus traverse de nombreuses institutions de santé mentale. Ce malaise ne se manifeste pas toujours par des conflits ouverts, mais plus insidieusement par un silence institutionnel croissant.
Le silence institutionnel : une modalité du pouvoir
Le silence institutionnel n’est pas une absence de fonctionnement. Il constitue une modalité spécifique de l’exercice du pouvoir. Lorsqu’une institution cesse de répondre aux interrogations cliniques, éthiques ou organisationnelles, elle retire le cadre symbolique nécessaire à l’élaboration collective.
Ce qui ne peut plus être pensé ensemble se déplace alors sur les individus. Les questionnements deviennent personnels, les inquiétudes se privatisent, la parole se fait plus risquée. Interroger le sens d’une décision peut être vécu comme une attaque, nommer une difficulté comme une remise en cause. Progressivement, les professionnels se taisent, non par indifférence, mais par protection.
Les effets psychiques sont bien connus : isolement, clivage des équipes, affaiblissement du collectif. Là où la parole institutionnelle ne soutient plus, chacun tente de préserver sa place, parfois au détriment de la solidarité et du sens du travail.
La gouvernance par les chiffres
À ce silence s’ajoute aujourd’hui un autre langage dominant : celui des chiffres. Dans un contexte de crise budgétaire et politique que traverse la France, la rationalité économique s’impose comme horizon indépassable, y compris dans le champ de la santé mentale.Taux d’occupation des lits, déficits, productivité, optimisation des effectifs deviennent les principaux critères de décision. Ces indicateurs, nécessaires à toute organisation, posent toutefois question lorsqu’ils se substituent à la parole clinique et à la réflexion éthique.
Le chiffre ne débat pas ; il s’impose. Présenté comme objectif et rationnel, il transforme des choix institutionnels en nécessités apparemment naturelles. La discussion se ferme au moment même où elle serait indispensable.
Cette gouvernance par les chiffres s’inscrit dans une logique plus large : celle d’un capitalisme devenu totalisant, qui infiltre désormais les espaces historiquement protégés de la logique marchande. La santé, bien commun fondamental, est de plus en plus sommée d’être rentable.
Effets cliniques et institutionnels
Les conséquences de ce glissement sont majeures. Lorsque le soin est pensé avant tout en termes de rentabilité, sa valeur se mesure moins à ce qu’il produit pour un sujet qu’à ce qu’il rapporte à une organisation. Certaines prises en charge deviennent difficiles à justifier, certaines temporalités cliniques apparaissent comme improductives.
Pour les professionnels, cette logique engendre une souffrance éthique croissante. Beaucoup savent ce qui serait cliniquement juste, mais ne disposent plus des conditions institutionnelles pour le mettre en œuvre. L’éthique devient alors une affaire individuelle, portée en silence, au prix de l’épuisement ou du renoncement.
Pour les patients, le risque est celui d’un soin appauvri, fragmenté, parfois déconnecté de leur singularité. Lorsque les décisions ne peuvent plus être expliquées ni discutées, la relation de confiance s’altère, et la dignité du sujet peut être mise à mal.
Repenser la fonction soignante de l’institution
Nommer ces dérives ne relève pas d’une posture idéologique, mais d’une exigence clinique et éthique. Une institution de soin ne peut pas soigner en se taisant. Elle ne peut pas davantage soigner en se retranchant exclusivement derrière des indicateurs économiques.
Soigner suppose de pouvoir penser, débattre, soutenir la conflictualité et reconnaître la complexité humaine. Cela suppose que la parole clinique ait encore une place face aux chiffres, et que les décisions puissent être mises en sens.
Refuser que la santé soit réduite à une marchandise, ce n’est pas nier les contraintes économiques. C’est refuser qu’elles deviennent l’unique boussole. C’est rappeler que la fonction première d’une institution de soin est de garantir les conditions psychiques, collectives et éthiques du travail.
Il n’y a pas de soin sans institution vivante. Et une institution vivante est une institution qui parle, qui écoute et qui accepte de se laisser interroger.
Coralie Guyot