"Ou êtes-vous, où est la France ?" demandait avant-hier la députée et présidente du groupe LFI Mathilde Panot au Premier Ministre François Bayrou face au génocide à Gaza et à l'arrestation et la détention illégales par les Israéliens de ressortissants français partis pour Gaza, dont la parlementaire européenne Rima Hassan.
J'élargis la question - largement éludée par M. Bayrou mais c'est sans surprise - pour la poser à chacun d'entre nous. Car nous sommes à la croisée des chemins. Et car les Etats n'ont pas de conscience, mais nous si.
Après vingt mois de destruction systématique d'un tout petit territoire, servant déjà de refuge à des centaines de milliers de réfugiés de la Palestine historique (habitations, infrastructures, hôpitaux...) avec sa population (tuée ou blessée sous les bombes ou les tirs, privée intentionnellement de soins, de médicaments, de vivres, d'eau et de tout ce qui permet la vie, affamée avec une rigueur accrue depuis maintenant trois mois), de nombreuses personnes ont décidé d'agir à la place d'États qui ne font pas leur travail sérieusement.
Il y avait l'équipage du Madleen, qui a vogué sur la Méditerranée vers les côtes palestiniennes avant d'être kidnappés dans les eaux internationales par l'armée israélienne. Il y a actuellement les milliers de marcheuses et de marcheurs en route vers la frontière palestino-égyptienne. Je suis les nouvelles de Leïla, une amie rencontrée à Grenoble au cours de l'année et demie écoulée et qui a pris l'avion il y a quelques jours. Leïla, Aude, Jo et les autres nous envoient des nouvelles, des vidéos, des petits messages. Tout ça circule aussi beaucoup sur réseaux. La situation est un peu chaotique mais l'ensemble du mouvement impressionnant et la solidarité populaire évidente en dépit des incertitudes de l'initiative.
Cette pression citoyenne globale est en train de monter mais elle est décriée par nos représentants politiques. Tout en déclarant en boucle que "ce qui se passe à Gaza" est "inacceptable et intolérable", nos ministres critiquent avec force les initiatives citoyennes telles que la freedom flotilla et le soutien populaire de dizaines de milliers de personnes à cette opération. Ces actions seraient des coups de communication. La souffrance des Gazaouis serait instrumentalisée par certains, tout particulièrement la France Insoumise. Il faudrait laisser faire nos représentants, impliqués dans des efforts diplomatiques internationaux de longue haleine, en vue de la fameuse "solution à deux Etats, "la seule solution possible et la seule digne" (je cite F. Bayrou, 11 juin 2025).
La logique ici est un peu la même que la discussion autour de l'emploi du terme de génocide dont beaucoup ont longtemps prétendu qu'il s'agissait d'une manœuvre politicienne. Or, comme l'a très bien démontré Al. Guilhem, "ce n'est pas une stratégie politicienne de parler de génocide, c'est une stratégie politicienne de ne pas en parler". Il en va de même pour l'engagement en faveur d'une action véritable contre le génocide et du soutien de ces initiatives citoyennes. Ce n'est pas instrumentaliser la souffrance que de chercher des moyens d'action immédiate, et la recherche de visibilité médiatique est inhérente à l'action non-étatique.
Celles et ceux qui essaient d'agir pour arrêter le génocide ont besoin de l'attention médiatique précisément puisqu'ils ne disposent pas du pouvoir politique. Rima Hassan, Greta Thunberg et les quelques autres membres de leur petit équipage ne disposaient ni de forces armées, ni de pouvoir de pression diplomatique ou économique (contrairement à la France). Face à un Etat qui ne respecte strictement aucune des règles internationales les plus fondamentales - et qui a déjà tués de nombreux militants par le passé - leur principale protection reposait sur leur visibilité. Et l'objectif de leur action était de montrer que même sans pouvoir, on peut faire pression. La manière dont l'épopée de la petite frégate a ravivé en France un soulèvement populaire qui s'était progressivement affaibli avec le temps prouve que ce calcul, car évidemment c'en est un, était juste.
C’est une idée similaire qui anime les participants à la Global March to Gaza qui ont convergé vers l'Egypte ces derniers jours. Comme la flotille avant eux, ils font face à la résistance, plus ou moins forte, des autorités de nombreux Etats. L’Egypte, en premier lieu, qui surveille cette effervescence de près et a déjà arrêté, interrogé et expulsé des dizaines de personnes, refusé l’accès à son territoire à d’autres. Elle exige maintenant que les marcheurs et les marcheuses abandonnent leur projet. Face à cela, les autorités consulaires française avertissaient hier des marcheur.se.s en les invitant "à la plus grande prudence : nous rappelons que tout rassemblement, non formellement autorisé par les autorités locales, est strictement interdit en Egypte et les participants s’exposent à un risque d’arrestation et de détention." … Le ton était courtois, la réaction aux questions des marcheur.se.s rapide ; on pourrait se dire que les autorités françaises font au mieux...
Il y a pourtant quelque-chose de dérangeant dans ce rappel des autorités consulaires françaises. C'est qu'il s'adresse à des personnes qui, à leurs frais et plus encore, à leurs risques et périls, et en marge de leurs obligations professionnelles et personnelles, ont pris l’initiative de se déplacer en Egypte pour faire pression et essayer d’obtenir la fin de ce que la plupart des Etats, notamment la France, ont permis, plus ou moins activement de se dérouler pendant maintenant plus de vingt - si long - mois : le premier génocide diffusé en direct par ses victimes comme par ses bourreaux.
Les marcheurs et les marcheuses que je connais ne sont ni déconnectés du réel, ni en quête de buzz médiatique. Ce sont des personnes de conscience qui savent que si l’on considère que quelque-chose est véritablement inacceptable, on doit faire ce que l’on peut pour contribuer à ce que cela s’arrête. Il est particulièrement frustrant, en tant que citoyen français, d’entendre le ministre des Affaires étrangères se plaindre de ces personnes qui, au Caire, en mer, ou de France, s’efforcent de faire pression pour que, tout simplement, les Etats utilisent tous les moyens à leur disposition pour que cesse le génocide. La protection consulaire n'est pas une faveur, et la protection des normes fondamentales de droit international non plus. Il s’agit d’obligations juridiques tout à fait concrètes.
Tant que les autorités françaises persisteront dans leur invraisemblable soutien à un Etat génocidaire – non, les condamnations comme quoi la « situation à Gaza » serait « insupportable » ou « inacceptable » et les assurances d’efforts diplomatiques ne suffisent pas ; il faut désormais cesser toute collaboration commerciale et affréter des flottes officielles pour permettre l’alimentation et la protection des Gazaouis -, des citoyens continueront à faire pression avec les moyens modestes dont ils disposent. Plus ils seront nombreux, plus il deviendra difficile pour les autorités des Etats, dont le nôtre, de les ignorer ou de continuer à les présenter comme des fauteurs de trouble.
Les Etats n’ont pas de conscience mais nous autres, individus, si. Et nous sommes à la croisée des chemins car une pression citoyenne globale est en train de monter, mais cette lutte est très inégale et elle ne pourra aboutir et arrêter le martyr collectif infligé aux Palestiniens que si nos forces gonflent et qu'un nombre croissant de gens rejoignent le mouvement. Tout cela n’est pas qu’une vue de l’esprit. Derrière le courage que nous trouverons – ou pas – en toujours plus grand nombre et dans la durée de cette période estivale, se meurent littéralement, chaque jour, des dizaines voire centaines d’hommes, de femmes et d’enfants.
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Une note d'acutalisation - samedi 14 juin au matin :
Lorsque les passeports ont été rendus hier aux marcheur.se.s, on pouvait constater que des gens de vraiment loin s'étaient joints au mouvement: au delà des Européens et Nord-Africains, des ressortissants de Nouvelle-Zélande, Indonésie, Koweit, Turquie, Chili, Canada ...
Mes amis marcheur.se.s ont eu des expériences différentes hier selon les groupes: certains sont rentrés au Caire assez rapidement, d'autres ont été dégagés très violemment par les forces "de sécurité" égyptiennes, mis dans des bus et laissés par la suite un peu au milieu de nulle part; d'autres enfin sont restés plus longtemps, ont fait des sit-ins dont les vidéos donnent le frisson avant d'être attaqués par des hommes souvent très jeunes qui selon toute vraisemblance appartiennent à des milices. Il s'agissait évidemment de les forcer à faire demi-tour.
Tout cela est assez chaotique et nullement surprenant. Il est difficile pour ces individus qui essaient de s'organiser de définir un plan d'action clair et efficace face aux autorités égyptiennes. Mais aussi frustrant que cela puisse être, il.elle.s sont la conscience du monde qui essaie d'atteindre les portes de Gaza pour, enfin, les ouvrir.
De France et d'ailleurs, aujourd'hui, demain (Elysée, 15h), et les jours d'après, nous pouvons contribuer à cet effort. Il n'est pas vain.