Mardi, dans les premières heures du jour, l'armée israélienne recommençait ses bombardements massifs de la bande de Gaza, tuant - comme à de nombreuses reprises au cours des mois passés - des centaines de personnes, en grande partie femmes et enfants. Le lendemain, le décompte affichait 430 morts, dont plus de 180 enfants. Sur le site du Middle East Eye on trouvera en anglais des témoignages de soignants épuisés qui décrivent leur journée face à un carnage: les grands brûlés, les petits opérés qui, pour la plupart, ne survivront pas, les cadavres décapités, et bien sûr, le matériel qui manque, notamment les anti-douleurs et anesthésiants. Les amputations sont donc, une fois de plus, effectuées sans anesthesies. Beaucoup concernent des enfants.
Je n'ai pas vu beaucoup d'images. Celle, virale, du tout petit corps d'un bébé habillé d'un pyjama avec des arcs en ciel, mort, si. J'ai rapidement survolé les témoignages de restes humains collectés dans des sacs. Mardi soir, je suis allée me coucher en me disant qu'alors que je venais de passer une journée au cours de laquelle j'avais essayé de travailler avec bienveillance avec des jeunes ici en France, plus de 180 enfants avaient été tués intentionellement à Gaza. Ce qui veut dire que d'autres personnes avaient, elles, occupé leur journée à tuer des enfants et des familles. Par centaines. Le lendemain matin, je lis que Netanyahu, le premier ministre israélien, a déclaré que "ce n'est que le début."
Effectivement, à l'heure où je m'apprête à poster mon texte, une quarantaine d'heures plus tard, le décompte macabre s'est alourdi et l'on en serait à plus de 600 morts depuis mardi. Le décompte de l'année et demi qui vient de s'écouler dépasse désormais les 60 000 morts.
Mon fils adolescent me demande régulièrement ce que je pense des évolutions en Palestine/Israël. Typiquement, au cours des deux derniers mois, il m'a plusieurs fois demandé si je pensais que le cessez-le-feu allait tenir et comment les choses pouvaient évoluer. Ma réponse est invariablement la même - même si je ne sais pas comment on peut véritablement intégrer ce que cela signifie lorsque l'on a treize ans : quels que soient les développements ponctuels, le fait qu'il s'agisse, fondamentalement, d'un génocide - j'en suis convaincue - signifie que le projet israélien actuel est celui de la destruction d'un peuple dont il s'est convaincu qu'il représentait une menace tellement existentielle que cela justifie, semble-t-il, absolument toutes les "mesures" de destruction à l'encontre de tous les Palestiniens, sans distinction particulière liée à l'âge ou au statut. Une fois que l'on a compris cela, on comprend qu'aucun cessez-le-feu, aucun accord ponctuel ne change véritablement les choses.
Les déclarations que j'ai vues passer sur réseaux comme quoi le génocide se serait "arrêté" en janvier et aurait "repris" mardi dernier ont d'ailleurs tendance à confondre massacre quotidien et génocide. Si l'on considère que l'Etat israélien est engagé dans un génocide à l'encontre des Palestiniens - ce que la Cour Internationale de Justice estimait plausible il y a déjà plus d'un an et que de nombreuses organisations et experts ont reconnu les uns après les autres depuis - l'arrêt temporaire des bombardements et l'ouverture partielle des postes frontières pour laisser passer vivres et médicaments en quantités limitées ne signifient pas pour autant la fin du génocide. Si, tout en cessant les bombardements, les Israéliens continuent, comme ils l'ont fait à Gaza et en Cisjordanie, à tuer des civils, les déplacer et détruire leurs habitations, empêcher leur accès à des soins médicaux, à les arrêter et les détenir de manière arbitraire et sans protection juridique, à recourir à la torture et aux mauvais traitements de manière systématique, alors on continue bien à avoir une multitude d'actes qui peuvent être reconnus comme constitutifs de génocide. Et si ces actes sont accompagnés d'éléments mettant en évidence l'intention de destruction du peuple palestinien, alors on comprend que la cessation temporaire des bombardements ne signifie pas forcément, loin s'en faut, que le génocide s'arrête.
Prouver un génocide est, certes, un exercice juridique complexe, puisqu'au delà des actes (meurtres, atteintes graves à l'intégralité physique ou mentale, soumission intentionnelle à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, mesures visant à entraver les naissances ou transfert forcé d'enfant d'un groupe à un autre), il faut pouvoir prouver qu'ils ont été "commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux". Bien que dans le cas précis, les déclarations de représentants israéliens exprimant une intention de destruction des Palestiniens en tant que peuple aient été depuis le début étonnament claires et nombreuses, que les soldats engagés dans le génocide postent quantité de vidéos qui documentent leurs crimes, nous attendons toujours la décision de la Cour Internationale de Justice, la plus haute instance judiciaire internationale, suite à la plainte pour génocide déposée contre Israël par l'Afrique du Sud - et à laquelle se sont depuis associés de nombreux autres Etats. Une décision de la Cour sur le fond peut prendre des années.
Le droit international, cependant, n'appartient pas qu'aux juges, ni même aux juristes. D'une certaine manière, c'est l'affaire de tous. Cela est tout particulièrement vrai lorsque sont violées non pas des obligations circonscrites des Etats, mais les normes les plus fondamentales du corpus hérité de deux guerres mondiales (on peut les appeler "normes péremptoires de droit international" ou, avec leur nom latin, "jus cogens"). Mais peu importe leur nom. Le fait est que depuis des décennies, tout un tas de gens (diplomates, juristes, intellectuels, humanitaires et j'en passe) se sont penchés précisément sur la question des obligations et des moyens à disposition de tous les acteurs de ce que l'on appelle la "communauté internationale" pour prévenir ou réagir aux violations les plus graves. La forme la plus aboutie de ces réflexions est le concept de "Responsabilité de Protéger" (Responsibility to Protect en anglais, on utilise souvent l'abréviation R2P).
Ce concept a été officiellement adopté par tous les Etats membres de l'ONU lors du grand sommet de 2005. On va donc, cette année, "célébrer" ses 20 ans. Au cours des derniers mois, pourtant, je me suis souvent demandé si cette date anniversaire allait signifier quoi que soit. N'était-il pas temps de reconnaitre que si la Responsabilité de Protéger n'était pas déjà morte avant, il convenait en tout cas de l'enterrer définitivement dans les charniers de Gaza, à côté des cadavres des gens qu'elle avait été, une fois de plus, incapable d'aider ? Plus grand monde, à part un tout petit cercle de connaisseurs, n'évoque plus cette Responsabilité de Protéger. Beaucoup de gens n'en ont certainement jamais entendu parler. En plus de cela, le concept ne contient même pas, en lui-même, d'obligation légale pour les Etats. Il se contente de rappeler des évidences :
Le fait que tout le monde, partout, doit être protégé, au moins, contre ce que l'humanité a collectivement qualifié de crimes les plus graves. Quatre catégories de crimes sont concernées: les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, le nettoyage ethnique et le génocide. La Responsabilité de Protéger rappelle aux Etats et, plus largement, à la communauté internationale leur responsabilité de prévenir de tels crimes et de réagir rapidement lorsqu'ils sont commis afin de les faire cesser.
Beaucoup de juristes ne se sont jamais vraiment intéressés à la Responsabilité de Protéger puisque le concept n'a créé, en lui-même, aucune nouvelle obligation pour les Etats. Ce qui compte, typiquement, pour un juriste, sont les obligations légales claires qui découlent de la définition et la prohibition des crimes. Pourtant, si le concept de Responsabilité de Protéger a vu le jour et occupé tant de gens pendant plus de vingt ans, c'est que la protection de personnes vulnérables soumises à la violence d'un groupe ou d'un Etat qui les attaque au mépris du droit international se pose, malheureusement, de manière récurrente en politique internationale. L'un des mérites du concept est de rappeler que dans ces cas là, il faut agir et que cette obligation d'agir n'est pas conditionnée par la confirmation d'un génocide par une cour internationale et qu'elle concerne de nombreux acteurs. En d'autres termes, la Responsabilité de Protéger souligne que protéger les gens des formes les plus atroces d'oppression et de violence est une obligation qui nous concerne tous. Et qu'il y a de nombreuses manières de le faire.
Ça peut sembler bien peu.
Pourtant ce concept développé pendant vingt ans par la diplomatie internationale, c'est à dire assez loin de nous, fait écho précisément à ce qui taraude tout un tas de gens, la plupart sans formation particulière en droit international et qui pourtant réalisent bien que ce qui se passe actuellement (c'est une actualité qui dure et à laquelle on s'habituerait presque, et pourtant pas, bien évidemment, là est le problème - et aussi la solution d'ailleurs) n'est pas normal, n'est pas juste et qu'il faudrait faire "quelque-chose". La Responsabilité de Protéger, c'est justement des décennies de travail diplomatique pour essayer de préciser ce que ce "quelque-chose" devrait être, et qui exactement devrait s'en occuper.
L'une des choses les plus troublantes à l'heure actuelle est le décalage entre ce que beaucoup de gens sans connaissances approfondies du Proche-Orient ou du droit international comprennent instinctivement face à ce qui leur est donné de voir (ce qui est peu si l'on s'en remet à la plupart des médias français) de la destruction de Gaza et de sa population, composée pour moitié d'enfants et le comportement des "responsables" (j'ai très envie d'ajouter un préfixe) politiques français qui, pourtant, sont censés connaitre les règles internationales de base. On notera le terme "comportement" et non "inaction" puisque de manière extraordinaire, nos représentants ne sont pas inactifs face à ce génocide. Ils continuent à soutenir l'Etat qui, jour après jour, avance dans la destruction multiforme du peuple qu'il s'imagine en droit d'éliminer. A l'inverse, aucun des nombreux outils à disposition des Etats pour faire pression sur un Etat tiers n'ont été utilisés. Cela pose d'ailleurs la question de la responsabilité de nos représentants politiques pour leur complicité face à une litanie d'exactions largement documentées et au risque de génocide reconnu par la Cour Internationale de Justice.
Il est juridiquement, politiquement et humainement incompréhensible que de telles atrocités se déroulent avec l'assentiment de nos représentants qui, au lieu d'utiliser tous les moyens de pression disponibles pour essayer de protéger les Palestiniens de la folie qui s'est emparée d'un Etat israélien ivre de vengeance et de puissance, s'acharnent au contraire sur les personnes qui dénoncent le génocide.
Réussir, dans ce contexte, en tant qu'individu, à s'opposer fermement à ce que, assez loin de nous, des personnes largement sans défense - en très grande partie des enfants - continuent d'être bombardées, affamées, torturées et terrorisées est un défi. On peut se sentir insuffisamment équipé, craindre la stigmatisation (d'autant plus que dans notre monde orwellien, on peut désormais même accuser des Juifs d'antisémitisme et tourmenter des survivants de la Shoah pour leur soutien aux Palestiniens) ou les représailles. Plus souvent, si j'en crois de nombreux échanges avec des proches, ce qui prévaut est un sentiment d'impuissance face à quelque-chose qu'il est en plus très douloureux de regarder en face.
En même temps, dans le miroir de Gaza se joue, comme dans d'autres miroirs du monde mais d'une manière exacerbée, notre humanité. Et puisque les acteurs traditionnels censés prendre les choses en main ne font pas leur travail pour mettre un terme au génocide, c'est à nous de nous retrousser les manches. Parce qu'au fond, la "communauté internationale", c'est nous. Et que ce qui compte n'est pas notre chance de réussite. C'est le fait de choisir d'endosser la responsabilité de refuser l'inacceptable - en droit international comme en morale - de toutes ses forces, quelles qu'elles soient. En plus, le courage, c'est souvent contagieux.
Je finirai avec cette citation (dont la petite carte que j'ai collée sur mon placard dit qu'elle est de Sénèque, mais je n'ai pas vérifié) :
"Ce n'est pas parce que les choses sont compliquées que nous n'osons pas.
C'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont compliquées."