Ma place était à Bruxelles pour réclamer à l'occasion du conseil européen que les représentants politiques des pays de l'Union Européenne respectent enfin le droit international face au génocide qui se déroule en Palestine-Israël. Évidemment.
Sauf que j'ai des activités professionnelles multiples, des responsabilités familiales un peu compliquées, un budget assez limité. Alors le covoiturage Grenoble-Belgique avec la tente et le duvet, ou train pour Bruxelles, mon plus jeune fils sous le bras pour quelques jours de meetings et de manifestations, j'ai fini par y renoncer. Idem pour la marche globale pour Gaza. Idem pour le rassemblement en Tunisie. Idem pour la journée à Madrid. Idem pour l'appel des mères à interpeller le président devant l'Elysée le 15 juin dernier. Idem pour les grandes manifestations parisiennes. Idem pour les rassemblements devant le Parlement européen à Strasbourg. La liste est longue. Les initiatives ne manquent pas. La difficulté, c'est d'arriver à s'organiser, en plus de nos vies et responsabilités, pour répondre présent aux initiatives qui nous semblent les plus porteuses, les plus importantes.
Ne pouvant me rendre à Bruxelles car le coût personnel en serait trop lourd, je pourrais me rabattre sur l'une des nombreuses activités organisées cette semaine à Grenoble par des associations et collectifs impliqués dans la dénonciation du génocide en Palestine.
Oui mais moi je n'ai plus envie de voir des films palestiniens, écrire 'Gaza' avec des bougies, parler autour d'un buffet militant, discuter des prochaines actions visant à éveiller les consciences des gens qui trouvent cela bien triste, qu'on affame des gamins qui ont déjà tout perdu, qu'on exécute des personnes désespérées qui risquent leur vie pour ramener un peu de nourriture à leur famille; éveiller les consciences des gens qui pour autant n'ont pas l'intention de descendre dans la rue parce qu'ils ne l'ont jamais fait ou parce qu'ils ne sont pas en accord avec tous les messages des personnes ou groupes représentés en manif ; éveiller les consciences des gens qui, pour autant, ne modifieront pas leurs plans de vacances.
Mon projet à moi pour les vacances, c'est de contribuer de toutes mes forces à faire pression pour obtenir la fin du siège et la fin du génocide.
Vingt mois d'urgence, ça commence à faire long. L'impatience et la rancœur commencent à monter sérieusement. A plusieurs reprises, j'ai espéré le sursaut des masses silencieuses, le réveil des consciences, le grossissement de la pression populaire. Cela ne dure jamais bien longtemps.
C'est que nous sommes à armes si inégales...
Devant le mépris total des principes les plus fondamentaux du droit international, des obligations les plus fermes par nos représentants politiques français et européens, il faudrait une pression populaire croissante qui se maintienne dans la durée, une unification des initiatives, une organisation sans failles, une communication qui claque sur tous les réseaux etc. Tout cela requiert plus qu'un simple sursaut de la conscience. Il faut des compétences, variées, solides, beaucoup de gens et beaucoup de temps. Et en plus, il y a la répression des mouvements et des individus exprimant leur solidarité avec les Palestiniens.
Dans ce combat à armes si inégales, et alors que le niveau de l'horreur qui se déroule jour après jour n'a d'égal que le niveau de mépris de la plupart de nos élites françaises et européennes pour le droit international - même ses normes les plus fondamentales - et les vies palestiniennes, c'est vers ces élites que je me tourne, les représentants politiques de la France et de l'UE, les instances de pouvoir.
Alors ces deux journées que j'aurais aimé passer à Bruxelles, j'ai décidé d'en passer une partie devant ce qui, à Grenoble, symbolise l'Etat français: la préfecture.
Je sais bien (du moins je suppose) que la préfète n'a strictement aucun impact sur les choix du président et du gouvernement en matière de politique étrangère.
Je sais bien que passer de nombreuses heures pendant deux jours sur un banc avec une pancarte et ma bouteille d'eau devant la préfecture, c'est un acte déviant dans notre France contemporaine dans laquelle la plupart des gens pensent qu'un génocide, c'est affreux, sans réaliser que lorsque les États dysfonctionnent, c'est le silence de chacun et chacune qui rend possible le massacre quotidien des innocents et le démantèlement des normes les plus fondamentales du droit international.
Je sais bien que, pour le coup, une telle action n'a quasiment pas de portée, surtout que les compétences en com, je ne les ai pas.
Pourtant j'y suis. Et du haut de mes 167 centimètres et de ma totale absence de pouvoir, je me dresse (enfin, assise car je dois économiser mes forces) afin de joindre ma voix à celles, nombreuses, qui réclament, tout simplement - enfin - le respect du droit international le plus basique par nos représentants et notamment :
- la fin de toute collaboration militaire, politique et économique avec l'État israélien;
- la suspension, donc, de l'accord de coopération entre l'UE et Israël ainsi que des relations diplomatiques avec l'État israélien;
- le déploiement immédiat, par la France et d'autres pays de l'UE, d'une flotte brisant le siège de Gaza et permettant l'accès des vivres et matériel médical, l'évacuation des blessés et malades, la reconnexion de Gaza au reste du monde;
- la protection des Palestiniens par tous les moyens et la reconnaissance de leurs droits.
PS:
Madame la préfète, messieurs mesdames, représentants français et européens et les autres, ne vous laissez pas berner par l'impression qu'il s'agit d'une femme seule un peu bizarre assise face à la préfecture.
D'abord car j'incarnerai pendant ces deux jours le droit international que j'ai étudié et enseigné pendant de nombreuses années et qui, oui, prend régulièrement possession de certains corps pour se rappeler à celles et ceux qui l'ignorent consciencieusement ou bêtement.
Ensuite, car si vous regardez attentivement, vous remarquerez peut-être de petits mouvements d'air (et ce jeudi midi, ce sont même par moments de franches raffales de vent) tout autour de ma silhouette et des quelques arbres qui restent sur la place de Verdun. Ce sont les fantômes des nombreuses personnes tuées en Palestine-Israël au cours des deux dernières années. Ils virevoltent autour de moi, je n'y peux rien. Ils seront là aussi. Qu'ils aient été comptabilisés dans le décompte officiel - dont de plus en plus de rapports suggèrent qu'il est très en deçà du décompte réel - ou pas. Tous.
Et pour ceux qui oseront s'approcher, vous verrez : plus les fantômes sont petits, plus leurs frôlements sont douloureux.
Enfin, car les fantômes attirant les fantômes, nous allons être vraiment nombreux place de Verdun. Puisqu'en piétinant le droit international hérité de deux guerres mondiales, nos représentants piétinent aussi les tombes ou fosses communes de celles et ceux qui y ont perdu la vie, une partie de leur corps ou de leur âme.
Alors non, ne vous y méprenez pas, je ne suis pas une femme seule un peu bizarre sur un banc car avec mon bien modeste corps, et mes bien modestes mots, je ne suis pas seule du tout.
Au-delà des citoyens de conscience actif.ve.s à Bruxelles et ailleurs, au-delà des normes péremptoires du droit international que nous nous efforçons d'incarner, au-delà des fantômes qui nous accompagnent, il y a aussi des centaines de milliers de zombies à nos côtés, démultipliés car ils sont simultanément à Bruxelles, Tunis, Madrid, Paris, Sarajevo, Strasbourg, La Haye, Pretoria, ici, à Grenoble et dans des milliers d'endroits.
Les zombies du droit international sont les gens qui souffrent tellement que la mort semblerait plus clémente. Ce sont les gens qui attendent sans plus y croire l'aide internationale qui mettra fin à leur martyr. Ce sont les gens que le respect du droit international, même tardif, pourrait encore sauver. Ce sont les gens qui attendent nos bateaux.
Ce sont les gens pour qui nous continuons la lutte en dépit de la quasi-insupportable inégalité des armes.