Dans les commentaires qui accompagnent les articles de Mediapart et de son Club, il y a de tout, du pire et du meilleur. Normal, puisqu'ils sont pléthoriques. Il en est parfois d'excellents et très souvent stimulants. C'est à l'occasion d'un récent échange de vue entre deux abonnés sur le mot "peuple" que j'ai eu la curiosité de partir en excursion sémantique.
On me dit que le mot "peuple" pourrait être d'origine étrusque. Je me suis donc, par la pensée, rendu en Toscane, sur la terre de ce peuple dont on nous dit et redit l'énigme de ses origines et le mystère de sa langue. Deux autres mots seraient de la même et lointaine origine, le "monde" et la "personne". Monde, peuple, personne: trilogie sympathique puis que l'on peut aisément et tout simplement les remplacer par "les gens".
Vous connaissez le sourire étrusque. Sur les sculptures, les terres cuites et les sarcophages il est aussi bienveillant que celui de la Joconde ou de l'Ange de Reims. Et pourtant il en diffère quelque peu car il semble malicieux et plutôt condescendant et suffisant. Il m'a accompagné tout au long de cette balade. Il avait bien raison dans son espièglerie. Voici pourquoi, en trois temps.
I. Auparavant, les choses n'étaient pas ce quelles sont.
On remonte ici au tréfonds des âges, plus exactement à l'âge de bronze, en cette langue qui est la trisaïeule de nos parlers actuels, pré-indo-européenne comme on a l'habitude de le dire. Et voici le résultat (à partir des mots du latin).
Mundus. La cavité, le trou qui met en relation avec les divinités chtoniennes, les Enfers, les Champs-Elysée, en un mot l'ouverture de la galerie qui mène à l'au-delà.
Populus. Ce serait la transcription du nom d'un dieu, Fufluns, comme dans le nom du centre métallurgique antique Populonia. Ce Fufluns serait le dieu de la vigne et de la gaieté, l'équivalent de Bacchus.
Persona. C'est le masque que portent les acteurs, les histrions.
C'est très loin de ce que je pensais : la terre, la vigne et le théâtre; le souterrain, la cave et les coulisses; bref la dissimulation, l'ivresse et le faux-semblant. Je m'en frotte les yeux.
II. Puis vint l'anoblissement.
De ces trois mots, les Romains ont tiré un tout autre sens.
Mundus : l'univers, le firmament, l'humanité. C'est vraiment, par rapport au sens étrusque, le "monde à l'envers". C'est l'anagramme de Mundus, Dumnus (profond) qui qualifie le sous-sol. On est plus près de l'ombilic, de l'omphalos delphique, que du voyage au centre de la terre.
Populus : chez ces latins formalistes et légalistes et qui préfèrent confier le pouvoir à deux individus plutôt qu'à un seul (duumviri), le peuple est l'associé, l'égal en dignité du Sénat; le peuple souverain (ce qu'est exactement la démocratie) est indissociable de l'assemblée des Anciens (qui représentent souvent, hélas la gérontocratie et la ploutocratie : leurs bisbilles sont en toile de fond de l'histoire de la République et de l'Empire romain). Qui ne connaît la belle formule Senatus Populusque Romanus (SPQR)? On est loin du cortège bachique, de l'ivresse dionysiaque, de la liesse carnavalesque.
Persona : ce n'est plus une apparence mais l'incarnation même de l'être, l'entité juridique qu'elle soit physique ou morale, et que le droit doit défendre dans son intégrité et sa dignité.
Anoblissement, mais aussi déification : le monde est l'œuvre de Dieu, le peuple (même s'il n'est pas l'élu) s'exprime comme un dieu (vox populi vox dei). Aujourd'hui encore, même si le mot est devenu obsolète en français, la personne est le notable de la paroisse : en anglais, le vicaire (the parson) ou en breton le curé (an aotrou person).
III. Finalement, l'éclatement.
Ces nobles mots comme tant d'autres ont été tarabustés, violentés, bousculés au point qu'au fil des temps, ils se sont érodés et, en quelque sorte, éclatés.
Patatras ! Le monde n'est plus monde mais une infinité de mondes : le beau monde, celui du Bottin mondain, le monde de la pègre, le monde de ceci et de cela, jusqu'au "petit monde". De l'universel, on est passé au catégoriel, de la globalité à la singularité et même de l'infini au plus menu (en créole, ti-moun est un tout petit enfant). A quel monde songeait donc Gustave Courbet quand, privilège d'artiste, il passa de la généalogie à la gynécologie? Le monde n'a désormais de sens que si l'on lui appose un signifiant : le Tiers-monde d'Alfred Sauvy, l'Economie-monde de Fernand Braudel, le Tout-monde d'Edouard Glissant. Un mot donc solennel et illusoire.
Le peuple : un grand mot mais qui peut être très péjoratif. Le peuple est la totalité de la communauté, mais il peut aussi être le petit peuple, le bas-peuple, la populace. Au cœur du peuple s'affrontent les classes et, ici encore, on passe du général au particulier : on dit bien en anglais "two people" pour désigner deux individus. Tout au bas de l'échelle, la presse "people". Un mot, donc, ostentatoire et dérisoire.
La personne, enfin. Là, c'est tout et son contraire, l'être et le néant, l'homme et nul-homme, tout le monde et personne. A cet égard, on connaît le fameux calembour homérique ou, répondant au Cyclope qui lui demande : "As-tu un nom ?" Ulysse, de son vrai nom grec Odusseus, répond : "Oudeis" c'est à dire : aucun, "nobody", personne. Un mot tout à la fois positif et négatif, c'est un comble.
Au total voilà donc trois vocables issus de la même langue si lointaine, qui à la fois globalisent et divisent, totalisent et individualisent. Le "monde" est in-signifiant, le "peuple" est in-cohérent, la "personne" est in-pertinente.
On peut ainsi s'amuser à jouer à la manière de Raymond Devos. Ainsi, dans les Hauts-de-Seine, dira-t-on sur un ton emphatique : "Je rends hommage à ces personnes éminentes, issues de notre monde, qui font la grandeur de notre peuple." Et dans la Seine-Saint-Denis, sur un ton pragmatique : Je me suis rendu à la Maison du Peuple, je pensais qu'il y aurait du monde, mais il n'y avait personne."
En conclura-t-on que les mots n'ont que le sens qu'on veut bien leur donner, qu'ils peuvent signifier et tout et son contraire? Non, sans doute, mais c'est un avertissement à tous ceux qui veulent refaire le monde, guider le peuple, grandir la personne. Les plus vénérables de nos mots, tant par leur âge que par leur sens, peuvent souffrir de cette maladie du langage que l'on nomme "polysémie".
Et je vois mon compère étrusque s'amuser du piège qu'il m'a tendu. Il est vrai que ces élucubrations sont à mettre au compte de l'émotion qu'ont créé les histrions et les lambrusques étrusques, et des sortilèges qu'ont jeté les sirènes et la magicienne tyrrhénienne.