A la fin de ce mois, j’aurai 62 ans. Je travaille depuis l’âge de 16 ans.
D’abord dans une usine de composant pour l’aéronautique… comme le voulait la tradition familiale. Et ce, malgré mes rêves de « faire » l’école des Beaux Arts, à défaut, un travail manuel pour faire ou pour réparer de belles choses, de celles qui se transmettent au fil des générations… C’était sans compter sur la nécessité. L’obligation de gagner sa vie pour manger, se loger… Indépendance et autonomie obligatoires dès lors que l’école n’était plus obligatoire.
j’ai donc fait fi de mon rêve sans toutefois me conformer aux pratiques familiales. J’ai poussé la porte de l’école (gratuite) de la Chambre de Commerce et j’ai appris le métier de sténo dactylo. De CDD en CDI, de banque en compagnie assurance, de service juridique, médical, commerce, social… J’ai assuré le quotidien avec ces emplois pendant vingt ans.
Puis est arrivée la période de l’acquisition et de la restauration du logis familial suivant des techniques traditionnelles d’enduits à la chaux, à la terre, matériaux ancestraux qui ont été le révélateur de ce que je suis fondamentalement : une manuelle. Une minutieuse qui aime le travail bien fait et beau. Les matières, les couleurs pigmentaires ; j’en ai fait mon métier sous des statuts différents : d'auto-entrepreneuse, de salariée, puis d'entrepreneuse salariée d’une coopérative d’activité et d’emploi, pendant vingt autres années. Métier gratifiant mais ô combien éprouvant pour le corps.
J’ai 56 ans. Une première alerte avec un arrêt de travail de six semaines consécutives, des questionnements sur la fin à ma carrière professionnelle, un licenciement (29,85€ net/jour), un enfant ado à charge suite à une séparation, l’opportunité d’une formation diplômante d’un an en restauration d’objets d’art, complétée sur mes fonds propres et à l’aide d’un prêt familial par une formation en ébénisterie dans une école prestigieuse de métiers d’art pour conforter le CV… Puis à la suite un emploi salarié payé au SMIC dans un atelier de restauration sous l’égide des Monuments Historiques à quelques 250 km de mon lieu de vie, mon rêve d’enfant se matérialise à 58 ans.
A 61 ans, je souffre depuis des mois. Jour et nuit, des douleurs aux deux épaules. Je consulte. Séances de kinésithérapie sans amélioration. Quelques semaines plus tard, un arrêt de travail initial, des radios, des échographies, des infiltrations, pas de soulagement et la déprime. La peur de la précarité. L’angoisse de l’insécurité. L’appréhension de la perte d’autonomie financière. Une première déclaration de maladie professionnelle pour l’épaule gauche (la plus douloureuse), des IRM, puis aux vues des images, une seconde déclaration pour l’épaule droite ; une opération pour réparer le tendon droit ; pour le gauche, il faut attendre que l’inflammation soit résorbée. Mon investissement personnel et financier pour travailler au delà des 62 ans est réduit aux indemnités journalières de la Sécurité Sociale : soit 26,31€ net/jour… La petitesse de l’atelier qui m’emploie ne pourra pas aménager un poste de travail adapté à mes pathologies.
Novembre 2022, la CPAM notifie la reconnaissance de la maladie professionnelle pour l’épaule gauche. Dossier de l’épaule droite en attente de décision. Bilan : à 56 ans, mon projet professionnel avec investissement personnel et financier était de travailler pendant dix ans parce que j’aime mon métier mais aussi pour augmenter le montant de ma pension de retraite. Un mari touché par un AVC, cinq enfants, travail à temps partiel pendant quelques années… trois périodes de chômage pour licenciement économique, et une retraite d’environ 1 000€ si départ à 62 ans. Retraite minorée de 10% par la complémentaire AGIRC ARRCO pendant trois ans. Si pas de minoration de la retraite complémentaire il faut travailler jusqu’à 63 ans... ou être reconnue en invalidité ou incapacité de travail. Si départ à 65 ans, pension de retraite d’environ 1 250€…
Aujourd’hui je suis toujours dans l’attente du re-calcul des indemnités journalières de la sécurité sociale suite à la reconnaissance de la maladie professionnelle.
Aujourd’hui je suis triste et en colère.
Triste de constater que je n’échappe pas aux méfaits du travail sur le corps… c’est lui, lui seul qui commande la possibilité ou pas de continuer de travailler.
En colère parce que j’ai été bien présomptueuse d’imaginer ou de penser que je passerais à travers les mailles du filet juste parce que j’aime mon métier. Le travail a anéanti mes capacités physiques. Mon projet de travailler plus longtemps pour ne pas être une retraitée miséreuse est balayé. C’était sans compter sur la dégénérescence. Terme employé par un formateur d’habilitation du travail en hauteur. Alors voilà… la réalité est que ni la volonté ni le désir de travailler ne sont compatibles avec un corps épuisé, fatigué, affaibli, abimé par le labeur… même si celui-ci est raccord avec un rêve d’enfant.
Le 19 janvier, et à d’autres dates, je serai dans le cortège de ceux qui refusent catégoriquement l’allongement du temps de travail, et demandent à l’exécutif et à son gouvernement de cesser de maltraiter les travailleurs parce que les milliards qui pourraient « sauver » le régime des retraites par répartition peuvent, doivent être pris sur les milliards des transactions financières non taxées pour aider les citoyens, travailleurs ou pas.