Défendant l’un de ses pourfendeurs, Marat, dont un pamphlet venait d’être interdit, Condorcet écrivait : « Ce n’est pas parce que l’ouvrage prohibé est bon ou mauvais, c’est parce qu’il est prohibé d’avance qu’une injonction comme celle de la police est à la fois une violation de la Déclaration des droits et un attentat contre la liberté ». Le tohu-bohu politico-médiatique entourant l’affaire Dieudonné glace le sang de ceux qui considèrent que le Droit, dans un État démocratique, est le meilleur rempart contre les ennemis de la dignité et de la liberté. En reprenant sans critique la thèse officielle, de nombreux journalistes qu’on pourrait espérer mieux inspirés pour défendre la liberté d’expression, non seulement plébiscitent la censure, mais sapent la branche sur laquelle ils sont assis. Pourtant le sophisme est évident : « Dieudonné, dans son spectacle, tient des propos négationnistes et racistes, donc le spectacle doit être interdit. » Chacun peut voir qu’il manque une phase essentielle, la majeure, au raisonnement : où est la preuve juridique du délit ? Quel tribunal a constaté et sanctionné l’infraction ? Si tel était le cas, il n’y aurait pas d’affaire Dieudonné : le retrait du spectacle de l’affiche, en tout ou partie, serait de droit. Mais alors même que le show du présumé humoriste fonctionne depuis plusieurs mois, qu’il eut été possible de faire intervenir la justice, rien n’a été fait. Alors on procède à des amalgames, et l’on cite les nombreuses propositions gravement douteuses de Dieudonné et condamnations subséquentes, pour démontrer : « Dieudonné est raciste, donc son spectacle est raciste. » Pour frapper l’homme, on frappe l’œuvre. Il n'est pas difficile de mesurer la portée de cette procédure tronquée, qui comporte forcément une part d'arbitraire, et qui pourra désormais être utilisée contre quiconque à tout moment. Laisser à Marine Le Pen le soin de rappeler les principes républicains serait-il devenu le must de la démocratie ?
On comprend et on partage la juste émotion des porte-paroles de la communauté juive. Mais la seule manière de véritablement les protéger ne consiste pas à prendre des mesures d’exception. Il suffit d’appliquer le Droit, tout le Droit, mais rien que le Droit. Que deux juges du Conseil d’État, juridiquement indépendants et agissant dans l’urgence de deux référés, aient considéré comme pertinent de jeter au panier un siècle de jurisprudence, voilà qui n’est pas anodin : il faudrait sans doute examiner leurs arguments dans un jugement au fond. Que des journalistes, défenseurs naturels de la liberté d’expression qui fonde leur légitimité, embouchent les trompettes de l’hallali, nous consterne. Il y a là une grave perte des repères fondamentaux. Car ce n’est pas Dieudonné qu’il s’agit de défendre, mais notre liberté à tous. Les contorsions pour démontrer qu’il aurait changé de statut, n’étant plus un artiste mais étant devenu un militant politique, sont tout aussi inquiétantes. Car le principe de la liberté d’expression n’est pas l'apanage des artistes, il est le même pour tous. C’est ce droit fondamental, déclaré inaliénable, qui a permis à la Révolution française d’advenir et à la République de se construire : il n’a pas de géométrie variable selon que l’on est artiste, humoriste, homme politique, journaliste ou "simple" citoyen.
Cette dérive trouve d’ailleurs une inconsistante réplique dans une actualité plus récente, qui met en cause un autre principe de notre démocratie : le respect de la séparation de la vie publique et de la vie privée (une des limites à la liberté de la presse admises par la Loi). Là encore, on aurait tort de se résigner à un phénomène, sous le prétexte qu’il est devenu monnaie courante.