« Il n’y a rien de plus terrible
que l’ignorance agissante. »
Goethe
Alors que les Français tentaient encore un peu de solacier entre deux averses, sans avis de tempête, l’orage a éclaté au sommet de l’État. Il ne suffit pas de dire : « Ce n’est rien, ce sont trois ministres qui se noient ! » Il faut prendre la mesure d’une crise profonde, parfaitement prévisible, et parfaitement prévue par ceux qui suivent le fonctionnement constitutionnel de l’État. Ce régime de la Vème République, usé par les outrances présidentialistes, déconsidéré par son impuissance à surmonter la dépression, apparaît au grand jour pour ce qu’il est : à bout de souffle ! À trop chauffer un ballon, on le fait exploser. Depuis longtemps, le régime a fonctionné à côté de ses rails constitutionnels, pratiquant une sorte de parlementarisme défroqué, oubliant au profit d’un Président habillé en démiurge la plus élémentaire répartition des fonctions. Un Premier ministre amené à la lanterne (enfin, manière de parler !), dont la capacité de direction est mise sous l’éteignoir d’un Chef de l’État sorti de son rôle d’arbitre, se voit promener, comme un ballon de rugby dans la mêlée parlementaire.
Tout s’estompe dans le trompe-l’œil de la désignation au suffrage universel du Président de la République. Elle fait du choix d’un homme la clé du jeu politique. Simplification qui, pour être formellement démocratique, avait avant tout pour but de soustraire le pouvoir suprême au jeu des partis. Paradoxalement, ce mode de désignation a livré la présidence pieds et poings liés aux caprices partisans. Les contraintes électorales aidant, les partis ont perdu leur âme, ne devenant que des machines à gagner (ou à perdre) les échéances. Les projets politiques sont taillés à la petite mesure des intervalles électifs. Les partis abandonnent toute ambition de médiation autour de l’intérêt général.
Or c’est précisément cette perte de sens de l’intérêt général que surligne, dans un contexte de crise économique durable, la chute vertigineuse des indices de popularité des hommes politiques, et plus directement encore des responsables. Erosion de l’intérêt public dont témoigne l’impressionnant succès du roman de gare d’une ex-compagne délaissée par le Président. Comment expliquer, autrement que par une volonté de mettre sur le bûcher de l’opprobre le Chef de l’État, cette curiosité malsaine pour les arrières salles de bain ? Vieille cérémonie de l’exutoire en guise d’exorcisme. D’autant que le feu est attisé à temps constant par un système médiatique totalement dérégulé avec l’explosion d’internet. Le web charrie un flot d’affirmations péremptoires, voire insultantes, mixées avec des informations étayées, aboutissant à confondre le vrai et le vraisemblable. La quête légitime de la transparence démocratique en arrive à dissimuler des intentions parfaitement contradictoires avec le sens démocratique. L’action quotidienne en vient à baigner dans un nuage de pollution qui interdit toute vision d’avenir.
Une chose est certaine : nous ne sortirons vraiment de la crise qu’avec une profonde réforme des structures et des dispositifs d’action publique. Changer de costume constitutionnel pourra certes y aider : cela ne suffira pas. Cette démarche suppose une forte légitimité, condition préalable à toute mutation : plus vous étendez le champ du rêve, et plus vous développez celui du réel. On en est loin. La décomposition de l’État ne vise pas que le personnel politique discrédité : elle gagne les profondeurs de ses rouages : des années de spoil-system ont placé dans les postes de hautes responsabilités des centaines de personnes qui doivent leur présence à leur appartenance à des réseaux plus qu’à leurs compétences. D’où une perte de contact entre l’État et la société, un autisme aux projets novateurs. Il est devenu aujourd’hui très difficile de trouver un interlocuteur disposé à assumer le risque d’une initiative innovante, l’important étant de durer là où l’on a réussi à se faire installer.
La France semble donc aujourd’hui irréformable par les voies naturelles. Reste donc… L’état de prostration dans lequel est aujourd’hui le pays ne doit pas tromper : c’est là où les eaux sont le plus profondes qu’elles semblent le plus calme. Si l’on ne prend pas conscience rapidement que la meilleure manière d’éviter une révolution, c’est de la faire, il n’y aura nul besoin d’un Camille Desmoulins pour envoyer le peuple à la Bastille. Il la trouvera lui-même. Pour le meilleur, et pour le pire…