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Billet de blog 13 octobre 2022

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Le Contrat d’engagement jeune : un ballon d’essai pour la réforme du RSA

En mars 2022, le Contrat d’engagement jeune a remplacé la Garantie Jeune. Le public concerné, les 16-25 ans éloignés de l’emploi et de la formation, doivent suivre un programme fondé sur la psychologie positive, sous peine de se voir retirer leurs allocations (entre 300 et 500 euros par mois). Un avant-goût de ce que le gouvernement réserve aux bénéficiaires du RSA ?

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Depuis Bormes-les-Mimosas, Macron annonçait le 19 août parmi les grands chantiers de la rentrée la réforme du RSA parce que, disait-il, « à chaque droit, on attache un devoir », repartant ainsi à la charge sur la proposition de conditionner le versement de ce Revenu de solidarité active à un engagement bénévole. 
Ce même jour, à 9 heures, une dizaine de jeunes d'une petite ville du centre de la France entrent dans une salle de la mission locale. Ils sont les bénéficiaires du nouveau Contrat d’engagement jeune (CEJ) qui a remplacé en mars 2022 la Garantie jeunes.

Alors que le projet de réforme du RSA, conditionnant le paiement à une obligation de bénévolat 15 heures par semaine a fait bondir bon nombre de militants associatifs et de représentants politiques, cette réforme-là est passée à peu près inaperçue. Elle ressemble pourtant à un test grandeur nature pour l'autre réforme à laquelle tient le chef de l'État et concerne en majorité des jeunes issus des quartiers prioritaires de la ville (QPV).
Poussons la porte de cette antenne pour écouter ce qui s'y fait et s'y dit, à travers le témoignage d’une jeune bénéficiaire du dispositif.
Dès la première matinée, le ton est donné par le conseiller, qui se présente comme « ancien patron » : « À partir d'aujourd'hui, fini de se lever à midi ! » Bienvenue donc dans la France qui se lève tôt. Lisa* raconte : « On a commencé par un jeu. Au tableau, une carte au trésor et trois images : un trésor, un bateau de pirate et une tête de mort. Le but était de noter nos objectifs, nos craintes et ce qu’on pouvait apporter aux autres. On a enchaîné sur un jeu pour “apprendre à mieux se connaître”. On devait se lever quand on se sentait représentés par les phrases que nous lançaient notre conseiller. Je me suis sentie infantilisée toute la matinée. » 

Dans les territoires périurbains ou ruraux, le CEJ impose une offre élargie de partenariats publics privés pour tenir les engagements, bien au-delà des actions d’insertion professionnelle.
Ainsi, ici, la mission locale se voit dans l’obligation de faire de l’occupationnel pour remplir les emplois du temps bien chargés. Ici, un «atelier» avec une salariée d’une mutuelle venue faire de la prévention contre l’abus des sodas et autres boissons sucrées quand d’autres iront faire de la zumba ou une séance de rugby. Pourquoi pas ? Sauf qu'ici se jeter dans la mêlée ou se trémousser sur un rythme endiablé revêt un caractère obligatoire sauf à perdre son indemnité mensuelle, qui va de 300 à 500 €.


Car si l’Etat n’impose aucune obligation de résultat aux missions locales, l’inverse est loin d’être vrai. Le jeune a signé à son arrivée un contrat stipulant ses obligations : présence aux ateliers, ponctualité, tenue correcte exigée mais aussi… hygiène correcte exigée. Les jeunes des classes populaires seraient-ils suspectés de ne pas se laver ? Et en cas de manquement, les punitions sont sévères : au premier écart, l’allocation est amputée d’un quart ; au deuxième, elle est supprimée pendant un mois ; au troisième, l’allocation est définitivement supprimée et le contrat prend fin.
L’objectif du gouvernement était de recruter 400 000 jeunes en 2022. À la mi-septembre, ils étaient à peine 177 000 à avoir rejoint le dispositif. Et ce chiffre risquerait fort de dégringoler si la coercition prévue au contrat est appliquée à la lettre. Ce contrôle social de la jeunesse des classes populaires coûte en outre « un pognon de dingue ». Comme l’annonçait en novembre 2021 Jean Castex, le Premier ministre de l’époque, « le CEJ s’appuie dans un premier temps sur les 5,4 milliards d’euros du plan “1 jeune 1 solution” (à hauteur de 2 milliards d’euros). Dans un deuxième temps, nous introduirons un amendement au projet de loi de finances (PLF) pour inscrire un supplément de 550 millions d’euros. »

Aux deuxième et troisième jour, les jeunes ont dû répondre à des quiz, faire des jeux, répondre aussi à un questionnaire sur la citoyenneté : « Avez-vous voté ? Si non, pourquoi ? Quelles sont vos attentes vis-à-vis de ces élections ? » Sur le but et l’anonymat de ce questionnaire, aucun mot d’explication ne sera donné.
Au cours de la deuxième semaine, les premiers signes de découragement se font jour dans le groupe. Sylvia*, jeune fille de 18 ans, introvertie et timide, est sommée de participer davantage pour « montrer sa bonne volonté ». Si le conseiller ne voit pas de changement dans son attitude, il l’avertit qu’elle devra démissionner. Lisa se lève et quitte la salle. Le conseiller ne la retient pas. La jeune fille, perdue et sans soutien familial, suivie depuis trois ans par la mission locale, compte sur les 500 € du CEJ pour survivre. Le lendemain, Sylvia n’est pas là. Personne ne l’a appelée pour comprendre son geste et l’inciter à revenir.

Pourtant, le mot d'ordre semblait être “bienveillance” et le but affiché “remonter l'estime de soi des jeunes”.
Ceux qui restent continueront les quiz et les jeux à visée pédagogique, pour par exemple « apprendre à gérer son budget mensuel » (1200 euros, ne rêvons pas plus haut que le Smic), écouteront les discours moralisateurs de l’ancien entrepreneur prêchant la bonne parole patronale mâtinée de paternalisme. Divers slides viennent compléter le dispositif sur le « savoir-être », c’est-à-dire « la capacité d’adapter ses comportements à des situations variées », plus importants pour les employeurs « que les connaissances et les savoir-faire ». D’ailleurs, Lisa ne s’y trompe pas : « On fait du développement personnel, mais moi j’ai envie de faire une formation et au bout de trois semaines d’ateliers, personne n’a abordé la question de la formation. »

Cette méthode est directement inspirée de la psychologie positive née aux États-Unis et ayant essaimé en Europe, surtout dans les régimes néolibéraux (Cameron en Grande-Bretagne en avait même fait un argument de campagne en 2010) qui ont bien vu l'intérêt de faire peser sur les seuls individus les dégâts des politiques de rigueur.
William Davies, sociologue auteur de The Happiness Industry interviewé dans le documentaire Le Business du bonheur, diffusé par Arte, raconte : « Il y a eu de nombreux exemples de ce qu’on appelait les programmes d’activation comportementales. Pour recevoir leurs allocations chômage les gens étaient obligés de s’inscrire à ce type de programmes de motivation et de pensée positive… Ils étaient forcés de scander des slogans d’estime de soi comme : “Mes seules limites sont celles que je me fixe ; personne ne s’est jamais noyé dans sa propre sueur. Donne-toi ou rentre chez toi.” Ça a été un moment assez sombre de cette sorte de confluence entre l’État, le marché du travail et la psychologie positive. »

Ce serait donc en chaque personne que se nicherait la solution à son problème. Le chômage, la reproduction des inégalités à l’école, au travail, entre les territoires ne sont plus des freins ni des sujets de conflits sociaux. Le collectif est vidé de sa substance. Le pouvoir est en soi et en soi seul, il est dès lors inutile d'aller chercher des causes extérieures à son malheur.
Il semble que, vingt ans plus tard, Macron ait décidé d’appliquer ces méthodes douteuses aux plus précaires, dans une époque où les inégalités croissent de façon exponentielle et où l’inflation met en péril les plus pauvres.

Aux étudiants ultra-performants et ultra-formés des grandes écoles le ruissellement d’argent public, aux jeunes des classes populaires une (ré)éducation pour former des bataillons de sujets dociles.
A la fin de la semaine, Lisa pense que rien d’utile ne sortira de cet engagement : « Je me suis surtout sentie humiliée par la façon dont on s’adressait à nous, comme des écoliers, des enfants… » Alors qu’Emmanuel Macron ne cesse de communiquer sur l’égalité des chances (voir le dossier Liberté, Fraternité, Égalité des chances sur le site de l’Elysée), autre nom de la méritocratie, est-ce là tout ce que notre société est capable de proposer à la jeunesse des classes populaires pour réduire les inégalités qui se font colossales ? 
La réforme du RSA qui vient pourrait bien reproduire précisément ce modèle. Lorsque Lisa pose la question à sa conseillère, la réponse fuse : « Oui, vous êtes le test. »
*Les prénoms ont été changés.

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