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Billet de blog 12 août 2013

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Complexité, respect, autonomie

Merci pour ces nombreux commentaires parfaitement inattendus, qui forment une heureuse surprise.Je m'empresse de dire que mon propos n’était pas, et n'est tjr pas du tout d'attaquer Philippe Corcuff mais plutôt l'angle qu'il a utilisé pour parler de Michéa, dont je m'empresse également de dire qu'il n'est pas mon maître à penser, et qui n'a pas besoin d'être défendu.

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Merci pour ces nombreux commentaires parfaitement inattendus, qui forment une heureuse surprise.

Je m'empresse de dire que mon propos n’était pas, et n'est tjr pas du tout d'attaquer Philippe Corcuff mais plutôt l'angle qu'il a utilisé pour parler de Michéa, dont je m'empresse également de dire qu'il n'est pas mon maître à penser, et qui n'a pas besoin d'être défendu.

Je dis ceci par souci de clarté et d'honnêteté et évidemment pas dans un souci d’évitement. J'ai peu de souci de défendre quelque bout de gras théorique que ce soit n'étant d'aucune école, mais de la famille libertaire et qui n'a pas besoin non plus d'être défendue... mais de grandir en influence et audience. 

Bref.

Souris grise et quelques autres commentateurs ont abordé la question de la complexité qui est une question essentielle de la réflexion politique et sociologique, mais aussi philosophique, psychologique etc. C'est même d'une importance cruciale d'aborder la notion de complexité de manière sérieuse, particulièrement aujourd'hui où on nous rebat les oreilles à longueur de stage en entreprise, de communication « corporate », ou d’émission télévisée où des experts ès crise/mondialisation/géopolitique, posent comme préalable à n’importe quelle réflexion, cette locution devenue rituelle : « dans un monde où devient plus complexe, et où tout est en mouvement… blablabla.

Distinguons donc ce que certains d'entre vous ont bien vu déjà : apprécier (dans le sens d'observer, comprendre) la complexité est bien à la portée de tous et toutes, pourvu qu'on s'en explique. La vulgarisation est à ce titre indispensable...pourvu qu'elle soit bien faite. C'est à dire avec un effort de pédagogie, sans sacrifier justement, la complexité du sujet. La complexité, c’est à dire comment un phénomène observé se ramifie, se décline, ses conséquences, ses variations, son impact, comment il est connecté à d’autres, etc. ce phénomène peut-être une idée, un événement, une situation politique, historique…

Voilà une chose intéressante à faire, de vulgariser, de tenter d’expliquer et de décrire quelque chose de complexe, parce qu'effectivement on cesse à ce moment "de prendre les gens pour des cons" et on les respecte. Et surtout on les intègre à une réflexion, un projet... Spinoza est un philosophe difficile, mais c'est l'honneur de certains philosophes et enseignants, de le mettre "à la portée" d'un plus grand nombre. Pareillement pour Bateson, si mal connu en France, qui est justement le promoteur de l'approche systémique et du complexe. C'est l'honneur de l'une de ces filles d'avoir réalisé un beau film sur sa pensée (malheureusement seulement en anglais) qui tente d’approcher la complexité de manière pleine et abordable.

Etc.

L'important c'est de "mettre à la portée". C'est tout. Les gens font ce qu'ils veulent ensuite de Spinoza, de Marx, de la physique quantique ou  de la théorie des cordes. Mettre à la portée c'est déjà bcp, parce que c'est rendre disponible des idées, des concepts, dans le respect d'autonomie du lecteur, du spectateur, du militant.

Evidemment, l’Ecole – avec un E majuscule – ne fait pas ça. Elle ne met pas à la portée de manière à ce qu’on s’en empare dans un second temps.

La TV ne le fait pas plus, et dans une immense majorité des cas, les sujets qui concernent directement la vie humaine – de l’économie, à la morale, en passant par le social, l’éducation, la science, la culture, l’art, la sociologie, la biologie… - ne sont pas abordés dans leur complexité vulgarisée, expliquée, mais dans leur dimension au choix : fun, sensationnel, minimale, mystérieuse, pseudo pratique (soignez vous-même votre névrose par l’aromathérapie).

Je parle du militant, pourquoi ? Parce qu'autant dans le monde des idées, de la culture que dans celui de la politique est-il fait assaut de complication.
C'est l'une des oppositions que font les commentateurs de mon billet. Complexité n'est pas complication. Et bien souvent, la réunion politique locale où il est question d'organiser une manif contre ceci ou cela, mais qui est parcourue de "superstructure, "d'infrastructure", de "baisse tendancielle du taux de profit", et autres marxitudes, n'est qu'un gargarisme de militants qui parlent à des militants. On peut dire la même chose des entretiens entre politiciens et journalistes, où il ne s'agit que d'entretenir "entre soi" un statu quo qui s’emploie à ne fâcher personne à force d'ellipses, périphrases et francs foutages de gueule.

Je n'en remets pas une couche sur l'article de Philippe Corcuff, mais effectivement on accroît la confusion lorsqu'on donne des noms compliqués et inutilement techniques à des "notions communes" - c'est à dire à des notions dont on sait que la grande majorité du monde en comprend l'acception et la connotation - et on l'accroît encore lorsqu'on aborde des sujets "inutiles". Encore une fois, parler du risque de récupération d'idées par l'extrême droite est un débat inutile. Un débat utile serait de décrire des stratégies d'action dans certains milieux, des formes alternatives de gestion urbaine, sociale, syndicale...

Donc oui, Souris Grise, il y a toujours ce moment où les gens qui savent, vous rappellent qu'ils sont eux de "grandes personnes" en disant : "ah mais c'est plus compliqué que ça..." Autrement dit : tais-toi j'ai assez parlé avec toi, tu comprendras (au choix) : « quand tu seras grand, quand tu auras fait l'ENA, quand tu auras passé autant de temps que moi sous les lambris dorés de la République, quand tu siègeras au comité de direction, quand tu seras dans le premier cercle, quand tu auras mangé ta soupe, quand tu en auras chié comme moi ..."

C'est très fatigant. Mais il s'agit bien d'une manière de manipulation. Et surtout, il s'agit d'une façon de confisquer certains sujets au peuple. Aux gens.

Je ne pense pas en revanche, que la capacité de compréhension du peuple soit "par trop empirique, intuitive". Toute réflexion est empirique et intuitive, au moins en partie, et on ne pense pas différemment selon qu'on est du peuple, ou "de la haute". Les formes cognitives sont humainement, biologiquement, les mêmes. En revanche il est question à un moment de disposer des moyens de faire la preuve de ce qu'on a conçu. On peut la faire au moyen d'essais répétés, en laboratoire, et statistiquement concluants. Mais il faut pour ça disposer d'un laboratoire. C’est là qu'on est moins égaux les uns que les autres.

Ou bien il faut disposer d'un expert. C'est coûteux, notamment en petits fours et champagne tiède. Ils sont souvent plus experts en lapalissades et tautologies que dans le sujet proprement dit. Donc l’expert c’est compliqué d’emploi aussi. Tout le monde n’en n’a pas un dans sa boîte à gants.

Re-bref. 

Pourtant, il y a peu de sujets de société, et même de sujets philosophiques qui ne puissent pas être discutés normalement autour d'une table, par des gens « normaux », à la condition qu'il y ait une bonne hygiène de la conversation, et la volonté de parvenir à de l'action... à terme.

L'approche anarchiste préfère toujours la discussion, la plus largement ouverte possible, horizontale, où l'écoute et la polyvalence, la bonne volonté de se tromper, la bonne volonté d'essayer sont privilégiés contre : le discours d'expert, descendant et polémique, la recherche de solutions immédiates et rapides, l’hystérie de la réponse définitive, et où il s'agit d'avoir raison, de dominer les débats, et d’aboutir au commentaire des spectateurs (c’est-à-dire pas des « participants ») : "chapeau, c'est brillant".

On s'en fout d'être brillants. Sommes-nous justes et pertinents ?

Sommes-nous efficaces ici et maintenant (demain peut changer la donne) ? Et sommes-nous respectueux de l'impact de la discussion, des décisions sur les autres ? Avons-nous mené ce débat comme un dialogue, sans susciter (trop) de frustration, de souffrance. Et surtout, avons-nous exploré la complexité, l’épaisseur du problème ? Et non, confié aux Sachants et aux Sachems le soin de décider pour nous ?

Parmi les commentaires que j’ai été très heureux de recevoir, ceux d’On dit Cap, Souris grise et Espoir (pardon à ceux que je n’ai pas cité, c’est faute de pouvoir tout reprendre dans le détail), touchent à des choses essentielles aussi. On dit Cap dit : « la responsabilité de l'intellectuel, qui doit se déterminer en fonction des idées et non des groupes ».

Encore une fois c’est le luxe de l’anarchisme de ne pas être obligé de souscrire à une pensée dominante, parce que son paradigme n’est justement pas de dominer, de courir au pouvoir, mais d’élargir son souci d’émancipation à tout le champ humain, pas seulement celui du strict social/politique.

C’est le luxe de l’anarchisme, mais ce devrait être, évidemment, le souci de l’intellectuel, ou tout simplement de l’honnête femme ou homme, de ne pas abdiquer de sa puissance personnelle, de son intégrité, pour prix de la tranquillité, de la conformité. J’enfonce des portes ouvertes, je sais. Mais ce pays qui se réclame de Voltaire, oublie les compromissions et les veuleries de ce vieux Grigou qui émargeait chez le roi de Prusse, spéculait de façon très lucrative et craignait les propos franchement athées de Diderot de peur que ses gens ne l’assassinent un soir par bigoterie.

Etre en dehors, plus qu’un luxe finalement, est une discipline souvent exténuante. Diderot, Edward Said, Spinoza, le Socrate de Xénophon, H Arendt, … je cite sans idée de manœuvre  et en oubliant les artistes, les poètes, des gens qui ont tous eu pour objectif d’expliquer, de porter  à l’extérieur du cadre des seuls experts, de la seule Faculté, du cénacle, des idées à partager, et qui croyait tous que ces idées étaient partageables.

Espoir parle de la manière dont on convainc les gens de leur propre absence d’exigence. C’est un point fondamental aussi, et qui pour le coup est du terrain de la sociologie (Philippe c’est le moment de t’en emparer). L’intéressant est bien sûr comment les élites se reproduisent (Bourdieu l’a étudié de près), et comment ces élites, le pouvoir, contraignent, manipulent et confisquent la puissance individuelle (de Diogène à Bakounine, en passant par La Boétie, Chomsky, etc…). Ce qui est encore plus intéressant c’est comment l’esclave accepte le joug, pourquoi les pauvres votent à droite, comment nous résistons à l’évidence de la démocratie directe pour continuer de placer à demain nos espoirs dans le suffrage universel.

Je me suis éloigné du sujet ? Pas vraiment. Se souvenir de notre compétence individuelle, se rappeler que nous sommes tous compétents, tous doués de raison, tous aptes à réfléchir, seuls ou en groupe ; ne pas céder à « c’est plus compliqué que ça » ce paternalisme insultant de l’expert ; refuser la facilité du film du lundi soir au prétexte qu’on est fatigué d’une journée au chagrin ; refuser les dégueulasses itinéraires soi-disant culturels conçus par l’organisation des rayonnages de la FNAC et discuter avec son libraire, avec l’artiste à la sortie du spectacle…

Et surtout vouloir la complexité, vouloir saisir le ramifié, le structuré, le varié, l’épais, le souterrain, toute la sédimentation et l’échange du vivant avec le vivant.

Se dire que la connaissance n’appartient pas à l’Université, et encore moins au Pouvoir, qui la dispenserait comme on dispense le corps du Christ aux langues tendues des croyants agenouillés devant leur prêtre le dimanche, comme des oisillons attendant la becquée.

L’immense majorité des découvertes techniques, scientifiques s’est faite empiriquement, par recherches successives et par des inconnus. Aujourd’hui encore, les innovations technologiques estampillées Apple, ou HP, ou autre sont le fait d’anonymes.

L’homme de la Renaissance avait fait sortir le savoir de l’Université sous tutelle de l’Eglise. Il est largement temps de réclamer que la connaissance soit reprise. Réclamer de la complexité, goûter la complexité – écologie, biologie, idées, culture, peu importe dans quel champ – est une des conditions, un des moyens de ne pas faire le jeu du système de domination (capitaliste en l’occurrence) de ne pas se laisser confisquer les choses. La connaissance, sans enjeux de domination, doit être reprise.

Cuervo.

PS

On mesurera la capacité d’aborder la complexité, c’est-à-dire la réalité concrète du monde dans ses rapports vivants à l’intérieur de milieux dynamiques, à la place qui est faite à la FNAC pour cette approche. Par exemple : combien de panneaux développement personnel, ésotérisme, religions-spiritualités, par rapport aux nombre de panneaux philosophie, sociologie, psycho-psychanalyse ? Je retire du panneau sociologie, la moitié du panneau ethnologie où Castaneda, la prophétie des incas et autres mayas continue d’occuper 50% de ce qui devrait être consacré à … de l’ethnologie.

On comparera également la place consacré à Paolo Coelho, Marc Lévy et autres lessives cérébrales contre la promotion sincère et non frelatée de littérature populaire de Victor Hugo à JB Pouy, en passant par le polar, la SF, Auster, Robert Merle, que sais-je… ?

Je reste volontairement dans la littérature « populaire », mais étant entendu que toute littérature peut devenir populaire pourvu qu’on en facilite l’approche. Le succès mesuré en stères de bouquins n’a évidemment rien à voir avec la qualité de ce qui est écrit et à sa lisibilité, sa portée, sa qualité artistique.

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