L'édition 2016 de la rencontre organisée annuellement par la National Association of Broadcasters, à Las Vegas, a permis la révélation d'un prototype susceptible rien moins que de bouleverser notre rapport au monde.
La caméra de marque Lytro dénommée Cinema ressemble à ce qu'on peut imaginer être un canon à électron futuriste. Mais le détail de son apparence importe peu, correspondant à l'évidence plus à un souci commercial qu'au nôtre en ces lignes, qui est de comprendre les implications esthétiques, sociales et politiques d'un tel engin.
On se souvient de la carte au un-unième, et de l'aporie substantielle qui en rendait irréaliste toute édition complète, voire même partielle : cette carte, eût-elle existé autrement qu'en utopie, eût posé le problème complexe et insoluble de la disparition de ses références ; en effet, sitôt posée sur le territoire, elle le masque totalement ; de ce fait, elle interdit d'une part d'y retrouver ce qu'elle décrit, et en rend d'autre part impossible la description, puisque le masquant. C'est la raison pour laquelle nul ne s'est jamais penché sur l'édition effective de cette carte, malgré les recherches poussées d'un éditeur argentin (sis Ventura de la Vega, Nueva Pompeya, Buenos-Aires), aujourd'hui disparu en raison des capitaux dilapidés lors de ces tentatives, dans lesquelles il s'est obstiné sans grande sagesse. Toujours est-il qu'il nous a ainsi prouvé l'extravagance d'un tel projet, idéal sur le papier, irréaliste dans les faits, comme le sont souvent les grands désirs des hommes.
Mais l'appareil de prises de vue dont nous entreprenons ici la description, certes sommaire en raison de nos pauvres connaissances de ces techniques, ouvre, en cette matière, de nouvelles perspectives, et ce dans les divers sens du terme. Son procédé plénoptique de capture lui permet d'enregistrer l'image dans toute sa profondeur, analysant sur la surface de son capteur chaque pixel en relation avec sa position dans l'espace. Elle rend ainsi possible la gestion ultérieure, après la prise de vue, d'une création (ou re-création, si l'on veut être précis) totale de l'espace filmé grâce à la maîtrise de la mise au point, de l'ouverture, de la colorimétrie, et autres procédés qu'il serait vain de chercher à détailler ; nous nous contenterons de dire que les objets et sujets filmées sont enregistrées en fonction de leur position dans l'espace et qu'ils peuvent par conséquent être réinterprétés selon cet espace originel.
Bien entendu, il ne s'agit là que de prémices. Pour intéresser l'amateur quelque peu nostalgique de carte au un-unième, il faut plus ; à cette ingénieuse chambre d’enregistrement fait en effet défaut la relation au territoire.
C'est précisément celle-ci qui, dynamique de surcroît, semble constituer un avenir possible, sinon probable. Rien n'empêche d'imaginer le futur de cet appareil de prise de vue et, surtout, de ceux qui lui succéderont : pour le moment contrainte au cadre défini par son capteur et l'objectif que traversent les ondes lumineuses, la caméra est appelée à s'en défaire, d'une manière ou d'une autre, soit en multipliant ce cadre, virtuellement à l'infini, par une succession holographique de prises de vue, soit en disposant d'un capteur sphérique susceptible d'enregistrer la totalité de l'espace l'entourant. Captant tous les rayons dispersés par la lumière et ses reflets, elle duplique non seulement ce qu'elle enregistre, mais aussi tous les possibles de la scène, y compris, gageons-le, ceux qui en puissance n'ont que peu de probabilité d'advenir.
Dès lors, il devient envisageable de procéder à l'enregistrement du monde réel de manière à s'en défaire, c'est à dire à le conserver en tant que référence. Le monde réel, virtualisé et enrichi, peut disparaître au profit de son image, laquelle, complète et parfaite, permet de se promener sans contrainte, et cela même sans initier le moindre déplacement du corps. Imaginons l'écran semi-sphérique qui serait le pendant d'un tel appareil de prise de vue : assis dans son confortable fauteuil club, le promeneur peut parcourir terres et océans, non seulement choisir sa destination, mais plus encore, une fois y étant parvenu, y laisser errer son œil comme bon lui semble. Telle feuille de tel arbre le fascine, il s'en approche et la saisit du regard. Si le vol d'un oiseau le ravit, il le reproduit au ralenti, stoppant sa course à l'envi, s'en rapprochant, s'en éloignant au gré de sa fantaisie.
Plus besoin de carte ici. Grâce aux procédés numériques popularisés par ces compagnies californiennes qui font la une de nos journaux, les indications auparavant portées sur la carte seront visibles au sein même de notre univers ainsi dupliqué. Non contents de nous y déplacer sans effort ni dommage, nous aurons toute latitude d'y poursuivre des buts plus ou moins définis, lançant des recherches dans les directions de notre choix. Revenons à notre exemple. Cet oiseau qui volait de branche en branche, arrêtons son vol comme celui du temps, approchons-nous et effleurons-en le plumage du bout des doigts ; son nom alors, en toutes langues, vient s'afficher, et tout renseignement y afférant.
Avançons-nous (nous lançons cela métaphoriquement, puisque désormais le monde se déplace autour de nous) sur une route et voulons-nous connaître sa direction ? Interrogeons-la, elle nous renseignera.
Ainsi nos pères qui rêvèrent en d'autres temps d'une carte au un-unième, susceptible de référencer la totalité du monde visible, seraient-ils stupéfaits et émerveillés de voir se réaliser un projet de même nature, mais non plus relégué au pauvres deux dimensions du papier ; non : une carte pouvait tout au plus imaginer plaquer sur sa surface une image des objets, des chemins, des lieux ; le procédé que nous décrivons ici crée lui un univers tridimensionnel en tout point identique à son référent, à ceci près qu'il ne s’abîme ni ne vieillit. Il nous donne ainsi l'illusion de demeurer dans l'éternité. Un paradis, en somme, qui ne serait pas perdu, mais retrouvé à chaque instant.
Nous ne manquerons pas de faire ici part du développement de cet appareil aux promesses exaltantes, dont de nombreuses, soyons-en certains, encore insoupçonnées.