Tas d'éminents minables, qui avez selon l'un ou l'autre mode, qu'il fut politique, économique ou ce qui vous plaira, le sort des peuples et des milliards d'hommes et de femmes, présents et à venir, sous votre responsabilité, oyez.
Ces quelques mots sont lancés d'un petit pays qui influe bien peu sur le cours du monde, et qui essaie tant bien que mal de trouver une issue aux maux qui l'accablent. Ce n'est pas aisé. Népotisme, prévarication, corruption viennent émailler le quotidien misérable d'un peuple qui eut l'infortune naguère d'être envahi par l'Europe, et qui ne s'en remet pas. Cela, c'est l'histoire des hommes selon qu'elle va, et se produit, depuis l'origine peut-être : il n'a jamais s'agit que d'assujettir, faire ployer, faire payer, tuer, asservir. C'est ainsi depuis la nuit des temps semble-t-il. Nous y sommes habitués.
Il y a cependant un fait nouveau, dont l'actualité la plus récente me donne envie de vous entretenir, simplement mais non sans colère, et d'imaginer un échange possible entre ce que nos ancêtres nommaient honnêtes hommes - qu'ils soient ici remerciés de leur générosité.
Il y a quelques semaines, une coulée de boue a traversé ma maison. Je n'ai pas à m'en plaindre, ce fut l'occasion d'un nettoyage en profondeur ; d'autres, moins bien lotis, plus pauvres, virent leur maison détruite. C'est un phénomène dont les habitants de ce joli petit pays n'ont pas mémoire. C'est un fait nouveau. De même, jusqu'aux plus récentes années, jamais les provinces du nord, jusqu'ici et depuis fort longtemps considérées comme le grenier national, n'avait connu de telles sécheresses, qui fragilisent encore, si besoin était, un avenir déjà bien incertain.
Vous l'avez vu – ces dernières semaines, il en fut question – d'autres pays se préparent à être rayés de la terre, soit engloutis par les mers, soit transformés en désert, soit liquéfiés, que sais-je encore...
C'est ce que vous laissez devenir la planète dont je désirais vous entretenir. Pendant que certains d'entre vous massacrent leur peuple, que d'autres usent de stratagèmes plus ou moins scabreux pour rester au pouvoir, que d'autres encore - les plus terribles sans doute - nous séduisent pour nous vendre une marchandise inutile, pendant ce temps, Mesdames et Messieurs les Députés, Présidents, Directeurs, Guides suprêmes, élus, installés ou parvenus, responsables politiques, financiers, économiques, pendant ce temps-là, la race humaine, l'unique race humaine, lentement, se meurt.
Concédons-le : la planète, elle, cette poussière d'étoile animée, en a vu d'autres ; gageons qu'elle saura se renouveler - mais sachons-le aussi : ce sera peut-être sans nous. Cela m'ennuie de l'apprendre à mes enfants ; ce n'est pas très joyeux. Et puis, pas très glorieux, non plus. Ne vont-ils pas lever leur petit visage étonné vers leur père avec en pensée intuitivement formé un énorme reproche : est-ce donc là ce que tu nous lègues ?
Très chers minables, c'est donc à vous que je m'adresse, pour que mes enfants puissent imaginer un avenir. Certains parmi vous reviennent d'un sommet où ils firent en sorte de ne surtout rien signer qui puisse les contraindre. D'autres imaginent comment profiter, au plus rentable, des ressources qui restent à piller. D'autres encore se demandent comment détourner un peu plus d'argent, ou en laisser moins encore à ceux qui n'en ont déjà pas. Tous, en tout cas, essaient de tirer parti au mieux d'un système global qui, s'il engage le monde à sa perte, n'en laisse pas moins à quelques uns, des plus puissants aux plus insignifiants, les moyens de vivre confortablement, d'étaler sa suffisance, de magnifier son orgueilleuse icône.
Puissants du monde entier, qui parfois vous détestez, parfois vois entretuez, souvent vous entraidez, les hommes et les femmes qui survivront, peut-être, aux temps qui viennent, auront bien le loisir de se souvenir de vous comme de lâches, hypocrites et ladres minables. Mais poursuivez votre chemin de tristesse : si vous faites bien, il ne restera personne pour se souvenir de vous. Ni de celui élu avec espoir par un peuple joyeux mais inquiet, ni de celui privilégiant le meurtre ou la torture au dialogue, ni de celui inventant ou improvisant les marchés du futur, ni même de celui forçant au rire à force de pitreries populaires.
Pas un d'entre vous, je le suppose aisément, n'aura l'occasion de lire cette missive. Je le regrette, mais sans le déplorer outre mesure ; c'est ainsi.
Toutefois, si l'en était un que le hasard étrange guidait jusqu'à cette bien inoffensive diatribe, j'aimerais terminer par l'évocation d'un sketch du film "Les monstres" de Dino Risi dont, si peu cultivés que je vous imagine (sans doute aucun marque d'une tendre naïveté, je crois encore qu'un être à l'esprit formé ne peut agir d'une manière aussi pitoyable que la vôtre), vous n'avez certainement pas la moindre connaissance. Ce n'est certes pas de la plus élevée des cultures, mais si peu vous effraie...
Voici le récit, en quelques mots : un élu (italien, mais c'est anecdotique) passe une journée entière à d'inutiles activités destinées exclusivement à éviter de se retrouver face à un homme qui fait le siège de son bureau. Il sait que s'il écoute les révélations de ce patient visiteur, il devra donner un coup d'arrêt à une manœuvre frauduleuse et profitable, dévoilant, s'il n'agit pas, sa responsabilité et sa complicité. Réfugié derrière le masque de la bigoterie, il parvient à sauver la face, persuadant cet homme, lorsqu'il le rencontre finalement - trop tard bien entendu pour stopper l'escroquerie annoncée -, qu'il a fait tout son possible pour venir à sa rencontre sans y parvenir. Avec cette habileté si particulière du fin politique, il culpabilise finalement le pauvre homme, lui reprochant d'avoir manqué d'insistance.
Sachez-le, en conclusion : c'est un petit jeu qui a ses limites.