À l'occasion de la 15ème commémoration du génocide des tutsi au Rwanda, et au vu des affrontements médiatiques et politiques qui se poursuivent, il m'a paru nécessaire, à plusieurs titres, d'avancer sur un terrain peu usité de nos jours : celui du pardon.
La repentance en effet, et ses valeurs tant symboliques que factuelles font question ; question qui, par ailleurs, ne vaut pas, de nos jours incertains, sans son pendant : d'où viennent en effet le mépris voire l'horreur du pardon, affichés avec tant d'ardeur dans les discours, lesbonnes feuilles, et autres écrans ? L'affirmation d'une exigence de pardon vis-à-vis du Rwanda, qui prévalut au présent propos, permettra peut-être de répondre à cette double interrogation.
Le pardon n'est pas une fin en soi, mais s'inscrit dans une dynamique créatrice. Or, ce qui nous fait en dédaigner l'idée aujourd'hui, c'est de ne l'imaginer en acte qu'isolé, sans considération des conséquences qu'il induit - autrement dit, un aveu de faiblesse. Tandis que l'acte du pardon est don, et contre-don, à penser comme un échange, et, à ce titre, un processus dynamique vital, développant essentiellement un cycle vertueux.
Interrogeons-nous ainsi sur le sens de son refus par nos autorités politiques et sommitésmédiatiques : le pardon est, ou bien méprisé pour lui-même - et ce qu'on lui prête de faiblesse psychologique ou religieuse, ou bien réfuté, non sans machiavélisme, pour abandonner au néant le bienfait qui pourrait en naître - tant la dynamique du pardon est celle du dialogue, et conséquemment du respect, postulant égalité au moins symbolique des interlocuteurs.
C'est pourquoi, vis-à-vis du Rwanda, le pardon me semble, par essence, nécessaire, et dans la pratique, inévitable. Comme acte de puissance, et non aveu de faiblesse : rien en effet n'œuvre plus puissamment que le pardon !
Démarche nécessaire, donc, qu'avant d'entamer il convient forcément - c'est un préalable sans quoi elle demeurerait virtuelle - de faire surgir par une non moins évitable reconnaissance et énonciation du tort causé. Ce qui constitue inéluctablement un choix, plus ou moins courageux selon les circonstances. Il m'a ainsi fallu plusieurs années pour parvenir à la certitude que la France, cette mienne nation dont j'hérite des valeurs, mythes et symboles, ce pays que j'aime, où j'ai grandi et appris à penser, la France, patrie des Droits de l'Homme, avait trahi ceux-ci de la plus abjecte façon en la lointaine terre du Rwanda. Certes, objectera-t-on inconsciemment, le génocide des tutsi au Rwanda ne fut pas la première occasion pour la France de trahir ses propres idéaux ; sans m'y étendre, je reviendrai sur ce point, tout désolant qu'il soit.
Il m'importe en tout cas, à l'issue de ces quelques lignes, d'y insister : c'est aussi par amour de mon pays que j'ai entrepris cette démarche.
Et c'est à plusieurs titres que je viens à votre rencontre, femmes et hommes du Rwanda, demander pardon, en premier lieu à celles et ceux qui furent victimes du génocide, mais aussi à tout un peuple, profondément méprisé, manipulé, brisé dans son histoire et sa culture.
Commençons tout de suite par une précision : contrairement à ce que d'aucuns pourraient être tentés de prétendre quant à telle initiative, qu'on n'y voit nul désir de culpabilisation ou d'auto-flagellation rétrospective. Sachez qu'il ne s'agit en fait que de pousser un cri de souffrance - en rien comparable à celui de tout un peuple, encore moins de ceux qui moururent abandonnés, mais qu'il faut comprendre comme un cri pour les rejoindre et les accompagner dans cette souffrance, non pas afin de la porter, mais de les en soulager !
Ce pardon, comme une libération, j'en fait la demande tout d'abord en tant que français, et citoyen, marquant la ferme résolution de m'insurger contre ceux qui, en mon nom puisqu'en celui du peuple français, décidèrent de soutenir un pouvoir raciste et génocidaire. L'action de mon pays fut certes celle de quelques zélés idéologues ou meurtriers, leur engagement - qui n'est plus à démontrer - fut-il simple appui ou active participation ; mais elle fut cependant poursuivie en mon nom ! Cela suffit à motiver la présente résolution.
Faut-il le préciser ? Lors du génocide, quoique jeune homme, je n'en étais pas moins capable de discernement ; ayant su comprendre quelques années auparavant que l'on me trompait, certes d'une manière grossière, mais sans vergogne, à propos d'un nuage radioactif arrêté aux frontières par nos vaillantes montagnes, j'aurais pu, m'en fus-je donné la peine, interroger ce que j'entendais dire que nous faisions chez vous. Las, il ne m'en vint pas l'idée. (Je profite de l'occasion pour remercier Boubacar Boris Diop qui a su si simplement et dramatiquement montrer comment nous traitons le continent africain avec désinvolture, révélant et expliquant cette terrible paresse intellectuelle.)
Cette position que je choisis d'adopter - non pas une posture - n'a pas la moindre valeur officielle ; mais elle se veut comme une porte qu'on ouvre. Je ne saurais prétendre, bien sûr, en tant que français, à représenter la France. Cependant, l'acte vaudra pour son symbole, avec l'espoir que d'autres voix se mêlant à la mienne, il vous devienne crédible, juste enfin, et que vous puissiez le valider.
En second lieu, il me parait nécessaire de demander pardon au peuple rwandais, et en particulier aux victimes du génocide, à leur famille, en tant qu'européen, en tant qu'occidental. Certes, je n'ai pas personnellement pris part à la traite négrière, non plus qu'à l'assujettissement de peuples colonisés comme le fut le votre. Certes, je n'étais pas présent lorsque nos idéologues choisirent de séparer votre population en deux (trois en fait) soi-disant ethnies, purs objets de fiction, fantasmes. Je n'ai pas non plus pris part au mensonge qui fut institué jusque dans vos écoles, où l'on finit de convaincre vos grands-parents de la réalité de ces deux ethnies, et de la supériorité de l'une sur l'autre.
Non, de tout cela je ne me trouve en rien coupable.
Je vous en demande cependant pardon.
Car pour laver l'affront fait aux vôtres, il faut bien que je m'exprime au nom de mes ancêtres. Qui le ferait sinon ?
Qui sinon s'adresserait, quand bien même de manière posthume, à la femme aux pieds nus parlant d'Abyssinie à sa fille, ne démordant pas que ses pères en fussent venus s'installer avec femmes, enfants et troupeaux, quelques décades plus tôt ? C'est à elle que je parle, à elle que je demande pardon pour les mensonges dont les miens l'ont convaincue.
Il m'appartient enfin de venir à votre rencontre vous demander de nous pardonner en tant que chrétien. C'est pour moi le plus essentiel.
Alors avec votre rage je parle ; mais aussi avec celle de Martin Luther, horrifié par le comportement inique de l'Église qu'il représentait ; avec celle d'Emmanuel Mounier, consterné par la lâcheté de ses coreligionnaires ; avec celle encore de Dietrich Bonhoeffer, qui choisit de désobéir pour ne pas se soumettre aux assassins ; et celle enfin de Jean Carbonare qui eut le courage de nous avertir qu'un génocide se préparait dont nous serions coupable, et l'honneur de ne pas considérer que le dénoncer était acte de bravoure - car non seulement ne fut-il pas entendu mais plus encore fut-il couvert d'opprobre.
Avec votre rage impuissante, je contemple consterné le spectacle terrible de l'Histoire : et des hommes vinrent se réclamant d'un Dieu que vous ne connaissiez pas, des hommes à qui ce Dieu avait recommandé la bienveillance et l'amour, qu'il avait exhortés à être des témoins de sa vie, de sa mort, et de sa résurrection comme signe du pardon, grâce ; des hommes qui décidèrent sans amour, sans respect, sans foi, de vous contraindre au simulacre de celle-ci, à l'adoption de règles qui n'étaient pas vôtres, de traditions qui n'étaient pas vôtres, d'une Histoire qui n'était pas votre, et qui ainsi, se vengeant de leur propre oubli, firent de vous des sacrifiés, asseyant un pouvoir qu'ils avaient ailleurs perdu, sur les âmes, les consciences et les corps.
Avec votre inconsolable rage, je reconnais un assassin dans celui qui fut mon frère, ne serait-ce que selon les mots, de celui qui, se proclamant du Christ, encouragea le meurtre, le commit. Notre chemin fut-il identique ? Notre foi fut-elle de même nature ? Quel est le Christ dont l'inique assura qu'il désirait la disparition de tout un groupe d'hommes, de femmes et d'enfants, et jusqu'à leur plus humble possession ? Non, ce n'est pas celui que je connais. Mais c'est pourtant bien le même.
Que dire ? Je ne puis parler au nom de celui qui te servit de paravent, toi, prêtre trahissant l'Évangile, trahissant la tête de ton corps, assassin ! Mais ce que je puis, je le fais : et c'est au nom de ce corps, l'Église universelle, que je demande aux femmes et aux hommes violés, déchirés, abattus, machettés, trahis, meurtris, assassinés, de pardonner.
Il y a quelques années le Président de notre République a publiquement exprimé ses regrets - ceux de la France - aux victimes du nazisme relayé par l'État français. On le sait, son prédécesseur avait refusé ce repentir, alléguant que l'État français du maréchal Pétain ne se pouvait confondre avec la République. C'est celle-ci, et celui-là ! cependant qui ont encouragé le génocide tutsi.
Je suis désormais dans l'attente d'un courageux chef d'état qui saura vous demander pardon pour la France. C'est ce courage là qui non seulement vous apaisera, réconciliera nos deux peuples, mais qui aussi nous rendra une dignité perdue, retrouvant le sens de l'Histoire.
C'est, enfin, dans cette attente, et l'espoir de ce courage là, que je demande son pardon à Rose Kabuye pour la guerre et l'offense ; que je demande son pardon à Scholastique Mukasonga pour l'enfance brisée, le meurtre et l'exil ; que je demande son pardon à Vénuste Kayimahe pour le meurtre et la trahison ; que je demande leur pardon à Aline, Solange, et tant d'autres inconnus, pour le mensonge, la violence et la mort.
Cyril Sauvenay, 4 avril, Bujumbura
(Quelques ouvrages pour mieux comprendre le génocide et ses corollaires :
-Généalogie d'un génocide, de Dominique Franche, Tribord
-Une guerre noire, de Gabriel Périès et David Servenay, La Découverte
-La Nuit rwandaise, de Jean-Paul Gouteux,L’esprit frappeur / Dagorno
-Paru le 7 avril, à l'occasion de la commémoration : La Nuit rwandaise n°3 (revue, http://www.lanuitrwandaise.net/)
-Inyenzi ou les cafards, de Scholastique Mukasonga, Continents noirs (NRF Gallimard)
-« L’horreur qui nous prend au visage », L’État français et le génocide au Rwanda, coordonné par Laure Coret et François-Xavier Verschave, Karthala, 2005)