Je me trouvais ce dimanche à l'Hopital Panzi, Bukavu, Sud-Kivu, dans le bureau du Dr Denis Mukwege, avec quelques amis, à l'issue d'une interview.
L'un de nous se demandait comment toucher l'opinion publique internationale, afin de mettre fin à l'impunité non seulement locale, mais internationale ; les viols systématiques, qui se répandent comme gangrène en RDC, ne sont pas en effet nés ex nihilo ; ils sont l'arme de destruction utilisée par les trafiquants de minerai, établissant ainsi localement un régime de terreur leur permettant d'agir à leur guise.
Quelle image serait assez forte pour, enfin, mobiliser les esprits ?
A ceux qui se sentaient capables de faire face à l'horreur d'un corps brisé, le Dr Mukwege fit découvrir quelques images du bloc opératoire, montrant, à la manière clinique qu'ont les chirurgiens de photographier les patients avant opération, les corps suppliciés de fillettes violées.
Mais qui admettrait que fussent publiées de telles images ? Malgré sa colère sourde contre l'immobilisme des nations puissantes et consommatrices de gadgets truffés de ces minerais meurtriers, le Docteur nous déconseilla d'en user. Par respect. Par décence.
Je suis habitué à ces images, à cette froideur photographique, ayant souvent filmé des opérations chirurgicales en bloc opératoire. Et il est vrai que le choc ne fut pas visuel. Bien plus, il fut et restera un choc de l'âme. Car ce corps d'une enfant de dix-huit mois, à l'entrejambe ensanglantée marquait, plus encore que la souffrance terrible, un avenir brisé. Cette fillette en grandissant ne pourra sans doute jamais uriner ni déféquer comme il nous parait tellement naturel de le faire. Toute vie sexuelle lui sera certainement interdite. Quant à la maternité... Peut-être, à l'instar de ces femmes que nous avons visitées dans la salle de soins, ne pourra-t-elle jamais se lever de son lit...
Grâce aux soins prodigués à l'hôpital Panzi, peut-être pourra-t-elle guérir des blessures de l'âme, retrouver une dignité, un désir de vie. Mais combien d'autres faudra-t-il pour que cela cesse ? Combien d'autres qui ne seront pas soignées, ou qui le seront mal ?
Deux jours auparavant, le vendredi, l'hôpital recevait une délégation de l'Union européenne. Des députés, convaincus de la nécessité d'une loi qui, contraignant les entreprises à la traçabilité des minerais, rendrait beaucoup plus difficile les trafics, accompagnés des violences, répressions, guerres entre factions, terreur. Afin de rendre une zone géographique rentable, c'est à dire d'en extraire le minerai sans avoir de rendre de compte à quiconque, les trafiquants détruisent les communautés rurales. Le viol est leur meilleure arme ; en détruisant la vie et le corps de femmes et fillettes, ils détruisent la famille, le village, la région. Le règne de la terreur ainsi institué leur permet d'agir à leur guise. Les eurodéputés, visitant l'hôpital, s'émeuvent, pleurent, rient aussi avec les survivantes dont les médecins prennent soin. Ils semblent pleinement conscients de la responsabilité qui leur incombe.
Or, voici qu'à peine de retour, ils voient leur projet amputé. Une loi non contraignante ! Des mesures laissées à la responsabilité des entreprises, qui pourront, si elles le désirent, « s'auto-déclarer "importateur responsable" » ! La commission, tel que décrit sur le site internet du Parlement européen, suggère en effet « la création d'un label "importateur responsable européen" pour les importateurs responsables et une "certification européenne de responsabilité" pour "les opérateurs en aval" » ! Applaudissements, congratulations ! Le cynisme peut-il être porté plus loin ? Depuis quel jour une multinationale a-t-elle décidé de baisser ses marges, même a minima, au nom de l'humanité ? Depuis quand s'est-elle souciée de la survie des peuples lointains, dans des pays ensauvagés tenus par des brutes à peine fréquentables ? En quoi viols, meurtres, terreur, les concerne-t-elles ? Elles, elles font des affaires. Le reste... Le reste n'a rien à voir avec elles.
Le vote en plénière est à venir. Mais que les eurodéputés soient tranquilles : ils n'auront à voter qu'un texte sans courage. Massacres, violences sexuelles et autres pourront se poursuivre dans l'impunité, mais l'honneur sera sauf. Bravo.