Tandis que, d’une manière visible, nous demandons aux pays africains de prendre exemple sur nos modes de gouvernements, il faudrait se demander si, en sous-main, nos dirigeants n’auraient pas l’envie, sinon l’intention, de prendre exemple sur ce que, officiellement, nous regrettons de voir en Afrique.
Il semblerait même, au vu de ce que nous pouvons observer ici et là, que l’Afrique (prise comme un grand tout, mais aussi en tenant compte des particularités de tel ou tel administration, de telle ou telle économie) soit désormais considérée comme un réservoir à idées du libéralisme. Un laboratoire. Où il est possible non seulement de regarder ce qui se passe, mais bien plus, de créer des conditions de tests grandeur nature. (A ce sujet, je ne puis m’empêcher de prendre un exemple des plus instructeurs, quoique relativement hors-sujet : il n’est qu’à voir la manière dont la Belgique, comme pour s’entraîner à sa propre auto-destruction, a conduit Rwanda et Burundi, où diverses populations vivaient en harmonie avant la colonisation, à imploser en pseudo-ethnies jusqu’aux guerres civiles et génocides. C’est un cas extrême, mais probant. Parler ici d’entraînement est certes exagéré. Mais si l’ironie est amère, elle n’en est pas moins justifiée.)
Ce que nous nommons improprement l’ultra-libéralisme, ou néo-libéralisme, qui n’est rien d’autre que le libéralisme tendant à ses fins (comme Jean-Claude Michéa l’a bien démontré), trouve en terres d’Afrique de quoi penser. Si elle ne le trouve pas, elle l’invente, ingénieusement.
Pensons rétrospectivement : lors de l’accession aux indépendances des Etats africains, il y a une cinquantaine d’années, les élites intellectuelles préparaient la renaissance politique, économique et culturelle d’un continent. Mais cette renaissance avait le malheur de déplaire aux anciens maîtres, qui n’entendaient céder leur place que pour mieux la reprendre, sous une forme moins visible. D’où la mort violente de nombreux idéalistes et l’arrivée au pouvoir de nombreux fanatiques délirants, marionnettes de telle ou telle puissance, qui les aidèrent durablement, jusqu’aujourd’hui pour certains, à poursuivre leur viol des territoires et des richesses (c’est à dessein que j’emploie le terme de viol). Malgré tout, profitant des affrontements entre grandes puissances, certains pays, certains Etats, les non-alignés, parvinrent à emprunter aux unes et aux autres, et parfois à conduire leur pays vers une situation économique, voire politique, équilibrée et profitable aux populations.
D’une manière générale, que ce fut dans une intention louable ou malintentionnée, les dirigeants empruntèrent beaucoup.
Il y a quelques jours, j’entendis à la radio un éminent économiste, dont le nom m’échappe malencontreusement (noble vocation que celle de l’économisme, seule capable, faut-il le dire, de nous ramener sur Terre lorsque nous nous évadons en d’étranges rêveries utopiques), rappeler au journaliste et aux auditeurs, lors d’une interview, que les célèbres ajustements structurels qui suivirent cette embellie, décrétés par le FMI et la Banque Mondiale, vinrent précisément au secours des Etats qui avaient emprunté inconsidérément. Sans eux, précisait notre interviewé, les pays africains n’eussent pu faire face à cette dette abyssale, inconsidérément contractée par d’irréfléchis gouvernants. Diantre, me dis-je, cet homme a raison ! Puis j’en vins à réfléchir, et à considérer la question sous tous ses angles. (Ha, qui dira la souffrance de l’humanité pensante !) Un demi-siècle ou un siècle plus tôt, l’Europe débarquait en Afrique, me dis-je encore, poursuivant ma pensée. Ou bien encore plus tôt, dans certaines contrées. Je fis un détour par Haïti, qui, me souvins-je, contracta une dette vis-à-vis de la France, jusqu’aujourd’hui tant humiliante que paralysante, en contrepartie de sa liberté ; et je fixai de nouveau mes regards sur le continent réprouvé : qui était endetté ? Etait-ce celui-ci qui, se relevant de tant de blessures et de morts, avait dû emprunter à son ancien tortionnaire, ou bien n’était-ce pas plutôt celui-là, à qui tant de richesses n’eussent pu advenir sans qu’ils ne les pillassent (quoi qu’en aient pu dire en leur temps certains analystes : si l’on examine l’économie mondiale des siècles où, depuis l’esclavage jusqu’aux temps coloniaux, l’Europe élargie s’est servie goulûment à la table africaine, j’ai peine à croire qu’elle s’en fut trouvée appauvrie !)
La puissance n’a d’autre vertu dont se parer qu’elle-même. Et c’est avec la même candeur qu’elle donne actuellement à ses possesseurs la capacité d’imposer aux Etats européens dits défaillants des ajustements de même nature, soit structurels. Ce, au mépris (et c’est le même) des populations qui, elles, n’ont aucune part à ces errements issus d’une déréglementation sauvage, à quoi la finance, toute bride abattue, put s’adonner durant trente ans comme à un euphorisant stupéfiant.
Cette dérégulation apparaît identique à celle dont nous usâmes vis-à-vis des pays africains. Son cynisme destructeur n’a pas changé. Considérons le phénomène des privatisations ; comme de juste, et logiquement, il se joue de même. Quant au clientélisme et à la corruption, ils semblent eux aussi, d’après les informations glanées ça et là, s’engager doucement dans une voie comparable.
Prenons un cas d’école, réunissant tout cela : autrefois, avant que les monnaies ne soient dévaluées suite à ces ajustements, un individu pouvait se rendre aux services publics de son pays et profiter des services qu’ils offraient, certes limités, mais réels (par exemple, la Poste, ou le téléphone) ; ou bien, il pouvait acheter tel produit fabriqué à des prix plafonnés, comme le sucre, le riz, les vêtements. C’était certes imparfait, et parfois cher, mais cela fonctionnait. Quand il s’est agi de privatiser, à quoi le même quidam assista-t-il ? Primo, il voit s’effondrer la production pour permettre une vente des industries à bas coût. Secundo, en toute logique, les prix augmenter, et le marché noir apparaître. Tertio, et parallèlement, les fonctionnaires mal payés ; en contrepartie travailler sur un mode mineur (expression locale : « les fonctionnaires font semblant de travailler, et l’état de les payer ») et surtout, apprécier les largesses de notre quidam, s’il en a les moyens. S’il ne les a pas, il attendra.
A quand cela, en Europe, où le marché parallèle prend des proportions inquiétantes ?
Heureusement, dirons-nous, il reste la démocratie. Il y a en effet une grande différence à ce propos entre les deux continents : la peur qui conduit aux urnes n’est pas la même. Dans de trop nombreux pays d’Afrique, quand les élections ne sont pas truquées, les votants sont intimidés ou achetés. Un paysan à qui vous offrez l’équivalent d’un sac de riz s’en souviendra le jour du vote. Un autre à qui vous faites croire que votre téléphone portable habilement caché surveillera le bulletin glissé dans l’enveloppe, itou. Un troisième vous entendra si vous lui faites craindre la haine de telle ethnie, qui n’a d’autre but que de le voler ou tuer. Certes, la peur qui nous fait voter est de nature différente : peur d’une ethnie, dans un cas, peur de l’étranger, dans l’autre. Ou du voisin trop gourmand, dont la culture et la langue sont incompréhensibles. Ou de la région trop pauvre, qui ponctionne indûment le budget de l’état, donc du citoyen respectable qui paye ses impôts. Ou de l’immigré qui, c’est bien connu, n’a d’autre objectif que de vous voler travail, sécurité sociale et femme. A y bien réfléchir, cette différence me paraît soudain ténue… Graham Greene avait écrit « La ministère de la peur » en 1943 ; le titre, alors, parlait de lui-même. Se doutait-il de la pertinence du concept, et de sa gloire à venir ?
Ma crainte, dont s’originèrent ces quelques lignes, est toute bête : ce qui me désespère ici ne serait-il que la répétition générale de ce à quoi les nations de toute la planète doivent s’attendre, si nous n’y prenons garde ?
Cependant il faut aussi avouer que je ne vois pas assez le bon aspect des choses. Par exemple, pour peu que vous disposiez de quelque ressource, imaginez : ce ne sera plus qu’au privilégié de pouvoir passer outre la loi, de faire taire tel dossier bruyant, mais il vous sera loisible, à vous de même, de payer ce magistrat qu’on a dépêché pour vous nuire, afin qu’il se retourna contre l’envoyeur ! Et si d’aventure, roulant trop vite et trop alcoolisé, un agent se prend à vous arrêter et à vous faire craindre un avenir peu réjouissant, il vous suffira de lui glisser un billet plus ou moins gros selon les conséquences de vos actes, et vous repartirez comme vous êtes arrivé ! Bien entendu, cela supposera quelques moyens ; mais, vous en conviendrez alors naturellement : les pauvres n’avaient qu’à être riches !