Les moments de découragement se succèdent, ponctués parfois d'un éclair joyeux ou d'un instant de détente. L'espérance, de ci de là.
Il faut cependant refuser ces atermoiements, et profiter de la seule arme à la disposition de l'exilé.
Il faut parler, dire, élever la voix, prendre les mots, les gonfler de sens, en user du mieux que l'on peut, s'avancer et parler. C'est peu, très peu. Mais peut-être mieux que rien. Ne pas tenter, céder à la mélancolie, s'abandonner à la triste contemplation du gâchis est indigne.
"Qui vous l'a dit ? Qui vous a dit que c'est nous qui avons incendié des maisons ?" demandait, il y a quelques semaines, le criminel à la jeune femme naïve – qui ne sut que répondre. Le jeu est facile, pour celui qui représente l'autorité, et, du savoir, se trouve par conséquent le détenteur. Mais c'est un jeu de dupes, et d'images ; à lui, qui a dit que ce sont ses opposants, les manifestants, qui ont incendié les maisons ? Il n'a rien de plus que la jeune femme pour prouver ces allégations, rien. Bien sûr, il ne nous échappe pas que s'il ambitionne de fabriquer des preuves, de monnayer des faux témoignages, rien ne lui sera plus facile. Car le criminel est puissant. Mais ce qui explique, avant toute autre cause, qu'il remporte la victoire rhétorique, c'est son absence totale de scrupules. Tandis que face à lui, la jeune femme désire la vérité. Il est plus facile – du moins en apparence – de servir le mensonge.
Il faut encore parler de ce criminel. Un parmi d'autres. Certainement pas le plus violent – car qui peut se prévaloir d'une cruauté plus absolue que celle du Général au prénom si bien choisi, le Général haineux ? – mais le plus rusé, le plus sournois.
Le mot est connu, et son auteur donc : mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. Certes – et il en est de même pour les individus. Ainsi de ces deux-là, dont le criminel, l'autre – non moins criminel – étant son chef, et celui des armées, le ci-devant très populaire Président africain (selon les termes d'un site de propagande dont il faudra aussi parler encore, quoiqu'il en coûte) du pays meurtri. Mais à vrai dire, nous ne savons plus exactement qui est qui. Ils vaudraient une fable, si leurs actes ne tiraient pas plutôt des larmes que des sourires. Mu par le désir raisonnable de ne pas outrepasser sinon nos droits, du moins nos capacités intellectives, il nous semble toutefois convenable de se demander qui est le valet de l'autre, au point – est-ce envisageable ? – d'imaginer que fussent renversés les rôles, et que le valet le fut en fait d'un Président-valet, par conséquent, valet l'un et l'autre, l'un de l'autre, danseurs d'un sanglant tango. Il y a des signes de cette inversion, mais elle peut bien n'être qu'un leurre. Des signes : le valet intimant à son Président-valet de ne pas répondre à une question d'un journaliste, le valet intimant à son frère, Ministre du Président-valet, de ne pas donner d'interview à tel journaliste sans son autorisation, à lui, le valet-conseiller du Président-valet, etc. Autre signe : le sentiment nauséeux que laisse ce dernier, lorsqu'il apparaît en public entre deux séances de sport, et qu'il semble débiter un discours convenu, voire corseté. (Mais on le dit très habile.)
Peu importe, au fond. Sans doute sont-ils tous les valets, les uns des autres, et chacun de la haine mêlée de fascination pour le pouvoir et l'argent.
Le résultat, c'est que nous ne savons plus trop qui est qui, ce qui est sans doute l'effet désiré. Nous ne savons plus à quel point les mouvements rebelles sont organisés depuis la Présidence (mais nous savons que, jusqu'à ce point aux contours flous, cette manipulation est patente) ; nous ne savons plus si les criminels sont en position de force ou très affaiblis ; nous ne savons plus si un mouvement rebelle se constitue ou si le bruit en court, etc.
Mais nous savons que des manifestants, ou soupçonnés tels, sont assassinés, parfois de la main même des criminels en chef, en particulier du Général haineux ; nous savons que des opposants sont pourchassés ; nous savons que la milice du pouvoir, aidée des criminels aguerris accueillis à bras ouverts du grand pays voisin, prend le pouvoir dans les provinces, remplace la police, commet les pires atrocités ; nous savons que la comédie des dialogues sous l'égide d'un Président de trente ans ne sert que de camouflage (et de camouflet) ; nous savons que la Communauté internationale préfère rester à l'écart ; nous savons que beaucoup de crimes et de lâcheté ne pourront, exacerbant les tensions, conduire qu'à la violence ; nous savons que cela pourrait donner lieu à un nouveau cycle de massacres, délires paranoïaques, viols ciblés, perpétuation des haines… Nous savons qu'un tel mécanisme préparerait encore une nouvelle génération au ressentiment et à la haine. Sans frein.
Cependant nous avons aussi connaissance de la fronde. La fronde au sein du parti au pouvoir. La fronde au sein des gouvernants. La fronde au sein de la milice. Il y a ceux qui se sont enfui. Ceux qui ne peuvent pas s'enfuir mais qui en rêvent. Ceux qui résistent, tant que possible. Ceux aussi qui préparent leur sortie en cas de changement de programme, les traîtres en puissance.
Il n'y a pas lieu de se réjouir, tant s'en faut. Mais le temps n'est pas encore à la résignation, ni à l'abattement. Car le dernier mot n'est pas dit.