Burundi, piège à élection
Les situations de crises voient parfois l'éclosion d'hommes et de mouvements d'exception, décidés non à diriger à leur avantage (politique, pécunier) mais à celui d'une nation. Certes, leur avantage est toujours pris en compte, mais d'une manière symbolique, de l'ordre du narcissisme, comparable en cela à celui de l'artiste ou de l'écrivain ; leur pensée est altruiste, comme peut l'être, plus généralement, n'importe quel comportement hérité de la sublimation, tourné non plus vers soi, mais vers l'autre, quelle que fut l'attente d'un retour.
On peut sans doute ranger dans cette catégorie des femmes et des hommes comme celles et ceux à l'origine des mouvement Syriza et Podemos ; pour certain(e)s d'entre eux, il ne fait aucun doute qu'ils désirent le bien commun plutôt que le leur propre.
Il me semble qu'un homme comme Charles De Gaulle était de cette étoffe (son cas étant peut-être plus complexe, du fait qu'il ne faisait pas de différence entre lui-même et la France).
Si l'on considère le continent africain, le nom qui me vient de suite est Thomas Sankara. Peu ont, à son instar, désiré le bien d'un peuple au point d'y laisser leur peau. Car le chemin que fait emprunter un désir de cette sorte se voit tout de suite parsemé d’embûches, et les ennemis de tels hommes sont légion. Une fois n'est pas coutume, Sankara devint l'objet de détestation de la plupart des responsables occidentaux, François Mitterrand en tête, dont l'attitude belliqueuse mêlée de condescendance fut patente, et sans doute peu étrangère à l'assassinat du Président burkinabe, bien vite remplacé par un de ces individus sortis de l'ombre qui, prenant le contre-pied de leur prédécesseur, ne pensent à nul autre qu'eux-mêmes.
Au Burundi, les deux grands martyrs, assassinés pour leur courage et leur pugnacité, furent aussi de cette étoffe. Le prince Rwagasore méprisa une situation plus que confortable, puisque privilégiée et royale, au sens propre, pour prendre fait et cause pour le peuple burundais ; il en mourut assassiné. Melchior Ndadaye, semble-t-il, désireux de rassembler au-delà des haines et des clans ou pseudo-ethnies, fut trahi à la fois par les siens et ceux, du dehors, qui se donnèrent apparence conciliante ; son assassinat marqua le début d'un conflit terrible, dont le pays, qui s'en croyait remis, est encore la victime.
Le Burundi est un petit pays enclavé de 28 000 km², principalement rural, où doivent coexister dix millions de citoyens – densité comparable à celle de la Belgique (environ 350 hab/km², contre 100 en 1960), mais où la très grande majorité vit des fruits de la terre. La croissance démographique des cinquante dernières années, depuis l'indépendance, à quoi s'ajoute l'absence d'une politique agricole durable, et les dévastations de la guerre, ont créé une situation extrêmement instable. La terre, non seulement est rare, et source de conflits en augmentation constante (auxquels s'ajoutent ceux liés au retour des réfugiés, et sa criminelle gestion), mais par surcroît est fragilisée du fait d'une exploitation non raisonnée. Il eût fallu à cette terre un Sankara, un dirigeant qui pensât au développement d'une nation et non à celui de son compte en banque, et plus particulièrement qui se référât à des schémas de production agricoles écologiques, respectueux de l'environnement et des techniques locales – tels ceux défendus désormais par de nombreux rapports des Nations-Unis (par exemple celui de mars 2011, « Agroécologie et droit à l'alimentation », sous la direction de Olivier De Schutter). Au lieu de quoi la politique agricole du Burundi, axe essentiel au développement tant économique que humain et culturel, a été sacrifiée, ce – il convient d'y insister – depuis la période coloniale, qui vit contraint le paysan à abandonner la culture traditionnelle et maraîchère pour une monoculture destinée en particulier à fournir en denrées diverses le Congo voisin (cf à ce sujet les études de Jean-Pierre Chrétien – par exemple l'article « Une révolte au Burundi en 1934 », dans les Annales, n°6, 1970), jusqu'aujourd'hui, où les autocrates au pouvoir n'ont pas la moindre ambition agricole globale, ni même l'idée que ce fut une nécessité de l'avoir, et de toute urgence. Pendant que le Président-valet-dictateur s'amuse à planter des ananas ou des avocats en mono-culture (et encore, la population se demande où sont bien passés ces plants qui avaient coûté si cher), dans la région de l'Imbo sont testées, sans coordination, des variétés de riz à deux récoltes l'an qui d'une part épuisent les sols, d'autre part interdisent au paysan les cultures vivrières qui lui sont indispensables, dans telle autre région autrefois considérée comme grenier du Burundi, le manque de coordination, et de volonté, font que plus rien ne pousse, et d'une manière générale la surpopulation contraint à la mise en culture de terrains à forte pente, aggravant une érosion propice aux catastrophes naturelles ; etc. Dans ce cadre démographique et écologique fragile qui nécessiterait de prendre des mesures courageuses et fermes, tout se fait au gré des potentats locaux, tandis que les dirigeants détournent fonds et projets leur permettant l'achat de villas somptueuses ou de futurs terrains à bâtir, avec force plus-values à la clé. Et la population tombe dans une misère s'accentuant chaque jour. Plus délirant encore : au lieu d'inciter au contrôle des naissances, le Président-valet-dictateur se targue (notamment dans un film de propagande visible sur les réseaux sociaux) d'avoir rendu gratuits les soins liés à la naissance et à la petite enfance, ainsi que la scolarité. Non que cela ne fut bon, en soi, mais la priorité n'était sans doute pas d'encourager aux naissances tandis que les paysans ne savent plus comment nourrir leur famille (d'autant que l'argent manque pour les soins et écoles en question ; des murs furent certes construits, mais sans qu'on puisse rémunérer ceux qui doivent y œuvrer…).
Le Président-valet-dictateur, entouré de sa cour d'affidés et plus ou moins ses maîtres, va sans nul doute être réélu haut la main pour un troisième mandat inconstitutionnel. Au moment où le pays aurait besoin d'un visionnaire, sage et désintéressé, une bande de pillard va s'installer et poursuivre l'appauvrissement généralisé.
Il m'écoeure de le confier, tant je réprouve tout acte de violence – et seule la violence semble aujourd'hui permettre une telle issue – mais il est à souhaiter qu'un homme comme le Général Nyombare parvînt au pouvoir ; son comportement depuis plusieurs années témoigne en sa faveur ; il pourrait être un homme de ceux dont les crises ont besoin pour le salut d'un peuple.
N'y-a-t-il donc que la violence pour raisonner les potentats imbéciles et sanguinaires ? Il faudrait, pour répondre à cette question, s'attacher en tout premier lieu à une autre, plus importante encore : comment sont-ils parvenus au pouvoir ? Interrogation qui mérite en soi un développement...