J.P. Chrétien et J.F. Dupaquier ont décrit et documenté cet événement dans un ouvrage dont le titre est éclairant : Au bord des génocides. Il s'agit à l'heure actuelle sans doute du seul ouvrage historique, au sens strict, consacré à ce massacre. Notons, à la suite des auteurs, que le terme « génocide » est à utiliser en l'occurrence avec circonspection : il ne s'emploie, selon la définition stricte des Nations-Unis, que si sont réunis plusieurs caractères, parmi lesquels celui de sa préméditation. Celle du « génocide » de 1972 n'est pas avérée. En effet, le déclenchement du massacre des élites hutu par le pouvoir et l'armée fut la conséquence paranoïaque d'une série d'attaques menées par des groupes rebelles, à priori, donc, imprévu.
Toutefois, il faut se souvenir que le pouvoir avait auparavant stigmatisé les populations hutu, en signalant leur ethnie dans les documents scolaires afin de compliquer – si ce n'est empêcher – leur admission en études supérieures.
(Il convient aussi de rappeler que certaines régions étaient rendues isolées de ce même point de vue – pas de routes goudronnées, pas d'établissements scolaires supérieurs, etc. – en raison d'une animosité non pas ethniste mais régionale. Le problème burundais est à ce titre différent de celui rwandais ; les conflits inter-ethniques étant plutôt importés de ce pays faux jumeau, et peu présents par eux-mêmes, au contraire de conflits régionaux visibles dans le territoire, physiquement.)
Quoi qu'il en soit, il faut sans doute chercher dans ce « quasi » génocide de 1972 les racines du mal présent, et celles d'un possible génocide à venir. Par conséquent, à prévenir.
En effet, de nombreux dirigeants du parti au pouvoir, le CNDD-FDD, sont des orphelins de 72, dont les parents ont été tués, persécutés ou forcés à l'exil. Ils sont des enfants du ressentiment. Parmi eux, certains ont cheminé, dépassant ce ressentiment ; beaucoup ont constitué le groupe des frondeurs, qui pour la plupart ont choisi le chemin de l'exil, pourchassés par les durs du régime, qui, eux, se sont au contraire installés dans le ressentiment, sinon confortablement, du moins complaisamment.
Nous savons, depuis Nietzsche sinon Spinoza, que le ressentiment est le moteur de la haine la plus implacable, car incapable de se penser.
(A ce propos, rappelons que des membres du gouvernement burundais se sont réjoui – ou pour le moins ont ironisé à ce sujet – des massacres perpétrés le treize novembre à Paris par des fanatiques islamistes ; c'est le même moteur qui meut les uns et les autres : cette haine née du ressentiment. Dans les deux cas, souffrances et frustrations ont créé en chacun des émotions portées à l'incandescence, devenues rage et colère meurtrière. Je prétends que cette incapacité à raisonner sur les racines de sa passion – et donc à y contrevenir – sont de nature sinon à identifier ces deux groupes, du moins à permettre des parallèles.)
Il m'est arrivé de discuter avec certains tristes individus de ceux que je nomme les « enfants de 72 ». Mon sentiment est mêlé. Je ne peux qu'éprouver de la compassion pour ces jeunes hommes et femmes malheureux qui ont vu leur parents assassinés ou humiliés ; dans la force de l'âge, leur discours ne fait pas la part du réel et du fantasme, les rendant incapables de faire face au monde dans sa complexité. Je me souviens des propos névrotiques de celui-ci, orphelin dont, à la quarantaine, les blessures demeuraient largement ouvertes : il ne disait pas les tutsi (c'était il y a quelques deux ans, chacun faisait encore plus attention que maintenant à tenir sa langue) mais (déjà) Kagame, le FPR, les rwandais : ceux-là étaient ses ennemis.
Pour quelle raison ? Non seulement ils représentent le pouvoir « tutsi » du pays voisin, mais ils se sont installé à la tête du pays après en avoir chassé les génocidaires. Or, beaucoup des exilés de 72 ont vécu au Rwanda, où le président Habyarimana a préparé le génocide de 1994, au moins depuis 1990. Ces burundais sont assez naturellement devenus les amis des proches du gouvernement rwandais, en qui ils ont trouvé une communauté non seulement ethnique, mais surtout idéologique. La haine de ceux-ci contre les rebelles tutsi du FPR résonnait en ceux-là, chassés par les militaires tutsi du Burundi. Ils ont créé de profonds liens d'amitié, sur fond de fanatisme. Ainsi la victoire du FPR a-t-elle été aussi la défaite des exilés burundais. Leur haine à l'encontre de Kagame (sorte d'incarnation subreptice du tutsi essentialisé) doit être comprise à cette aune : elle est le résultat d'une histoire terrible où se mêlent destins personnels et affrontements politiques et militaires.
Ainsi les propos de cet homme étaient-ils réellement effrayants, de même, sans exagérer, que les traits de son visage, son élocution, sa violence verbale, la façon qu'elle avait de se projeter dans le corps. Cet homme était habité par la haine. D'autres, autour de lui, s'ils l'étaient tout autant, savaient le masquer, même si perçait parfois une forme d'agacement outré.
Se distinguent parmi les enfants de 72 au moins trois types de personnalités : ceux qui ont su trouver en eux-même la force sinon de pardonner du moins de refuser la haine, comme certains de ceux qui au sein du CNDD-FDD se sont opposé au coup d'état constitutionnel de Pierre Nkurunziza ; ceux qui sont incapables de réflexion et même de dominer leur ressentiment haineux, tel cet homme entrevu lors d'une soirée tout d'abord amicale ; et ceux dont la maîtrise de soi les rend capable de masquer cette haine, sans toutefois y contrevenir. A l'heure actuelle, ceux-ci, fanatiques plus ou moins lucides sur leur propre fanatisme, dirigent le pays, sinon visiblement, du moins en sous-main. Ces hommes sont dangereux. Leur haine est froide, mais ils sont déterminés, et leur résolution s'arme de patience et d'habileté. Habileté, par exemple, à appeler à la haine ethnique en prétextant que cet appel vient d'en face, habileté à jouer des instruments numériques, web, twitter, facebook, etc., afin de lancer des informations de nature à semer la confusion, habileté à jouer sur la corde sensible de la population burundaise en jouant le mélange des genres (rapport ethnique à la terre, rôle du colonisateur, etc.)...
Ces gens-là sont prêts au pire, et déterminés.
Des preuves existent désormais, étayant ce qui était su déjà depuis plusieurs mois, que les ex-FDLR, c'est-à-dire les génocidaires rwandais exilés au Kivu, sont accueillis à bras ouverts au Burundi, avec l'objectif, pour reprendre la terminologie glaçante du président du Sénat Burundais, Reverien Ndikuriyo, de continuer le « travail » (terme usité lors du génocide des tutsi rwandais en 1994 pour signifier le meurtre de masse). Ceux-ci, encouragés par le groupe de fanatiques au pouvoir, prêtent main-forte aux imbonerakure, la milice du parti CNDD-FDD (sorte de S.A. équatoriale) et aux membres engagés de la police, pour mener des actions meurtrières dans les quartiers dits contestataires.
Ainsi le risque de génocide n'est-il pas à prendre à la légère : tristes héritiers d'une histoire terrible, certains le désirent. Par vengeance, pour la plupart ; par intérêt, pour certains ; poussés par le ressentiment, pour tous. Ils sont pour l'instant tenus par les regards de la communauté internationale, et peut-être aussi par des proches modérés. Mais cela durera-t-il ? Je ne me risquerai pas à l'affirmer.